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"La Visitation de l'Abîme"
Extrait de Quinze regards sur le corps livré

Le sentiment esthétique fait sienne la poignante désolation, il en exprime tout le suc, mais c'est pour montrer qu'elle s'enveloppe dans la bienfaisante caresse de l'amour.

   On ne connaît pas, parmi les vérités que la foi nous enseigne, mystère plus brûlant que le mystère eucharistique. Le Verbe descendu du ciel se fait pain et vin pour être nous-mêmes ; pour que, prenant ces nourritures, nous devenions Celui qui advient en nous : ainsi nous serons l’Un, nous, toujours si mêlés et si seuls.

   On ne connaît pas, à portée de nature, énigme plus troublante que l’énigme esthétique. Les choses y fondent leur plomb : le juxtaposé, le successif, soudain sans poids, comme emportés sur les genoux des dieux. De l’art étonnantes figures ! D’où leur vient le privilège d’être graves et légères, pures formes pourtant plus humaines que nous ?

   De cette énigme à ce mystère, le chapitre que voici voudrait tracer un chemin, ou plutôt le découvrir, car leur parenté est trop sensible pour qu’une raison éternelle n’y préside pas.

 

 

L’ÉNIGME ESTHÉTIQUE

 

   Elle tient en quelques paradoxes :

 

   – Le premier est le plus connu, du moins le plus commenté : Le fond, c’est la forme. L’art est toujours celui de quelqu’un, mais que son style seul désigne, soit rien d’autre qu’une manière de graver. Les romantiques ont fait beaucoup rire, en identifiant la source de l’émotion poétique à l’expérience malheureuse du sujet qui se raconte. Tout le monde est malheureux, un jour ou l’autre ; seuls les poètes savent donner de la tristesse au lecteur inconnu. La force de l’œuvre est donc dans leur talent, non dans leur aventure.

   Dira-t-on, plus classiquement, qu’en se peignant ils peignent la nature humaine, ce qui ferait le beau de leur projet ? Pas davantage : « L’art de la fugue » – abstraite combinaison de signes – n’émeut pas moins que le désespoir de Phèdre ou la tristesse d’Olympio, qui semblent de l’affect en fusion. La montagne Sainte-Victoire, que Cézanne n’en finit pas de recréer du bleu évanoui à l’ocre chaleureux, les lances de la reddition de Breda ‑ leur mariage mystique à la courbe des corps ! ‑ , l’entrelacs polyphonique d’un madrigal de Monteverdi, l’architecturale résignation d’Antiochus dans Bérénice, où est le sujet dans tout cela ? La matière est quelconque – psychologique à l’occasion –, la forme est tout.

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   Cependant, l’œuvre ne donne pas une jouissance “formelle”, au sens où l’impression esthétique serait une variété de l’intellection. Soit tel adagio de Bach : l’émotion est on ne peut plus “humaine”, habitant si loin en nous que notre cœur reconnaît cette forme comme surgie de sa propre intériorité. Forme plus que nous compatissante, plus ouverte à toutes les détresses, à l’infini de la détresse. Or, ce n’est que violon. C’est pourtant « toute la misère du monde », selon l’expression reçue.

   – Mais c’est aussi bien tout son bonheur, voilà notre second paradoxe. Ici, on aime pleurer. La plus intense satisfaction est dite “poignante”, “déchirante”, et autres métaphores de terribles blessures ; ainsi va ce plaisir. Dès que, dépassant l’agréable, une œuvre nous touche au fort de l’âme, elle appelle sur nous la tristesse, et comme l’absolu de la déréliction, tandis que du même mouvement (mais quel mouvement ?) elle en dissipe la menace par une effusion de sa rosée. Elle profère, au sens propre, une in-vocation et une é-vocation. On n’est pas surpris que la critique bégaye le plus souvent en usant au hasard de ces mots. Invoquer, évoquer : les deux sont nécessaires, et chacun reçoit ici son sens plénier.

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   Toutefois, le tempo adagio et le mode mineur n’épuisent pas les “contenus” possibles des œuvres que nous aimons. Chaque artiste trouve dans un sentiment différent, pour lui principal – harmonique de toutes ses notes – son recours gracieux et presque le lieu de sa naissance. Goya crie, Baudelaire se plaint, mais Claudel éclate en jubilations : de quel “déchirement” peut-il être question quand le triomphe déploie son cortège en un rythme souverain ? Et la joie pure de la ronde des élus aux fresques de l’Angelico, comme la naïve sensualité d’une Provence de Matisse, ne sont-elles pas indemnes des “menaces” prétendues ?

   Est-ce bien la joie pure ? Ou la joie totalement purifiée ? L’éclat du jour, ou la rémission des noirceurs dans le tremblement de midi ? Une part de notre misère (le mal métaphysique, dit saint Thomas) réside dans la finitude, consubstantielle à tout être créé, et source d’angoisse si l’on regarde cette créature dans son isolement, si notre regard la sépare du tout. (N’est-ce pas le “dasein”, dont on parle tant dans une langue difficile à prononcer, ce dasein que Michel Serres propose joliment de traduire par « ci-gît »?) Or, que fait la beauté à la moindre des créatures, sinon la mettre à son heureuse place dans « l’immense octave de la création » ? La délivrer d’être seule. Poser l’accord. Proposer des multiples d’accord. Superposer des carillons d’accords ! Assumer la tristesse d’être si peu, dans la gloire de l’hymen illimité. [1]

 

   La tristesse n’est donc pas inconnue aux splendeurs, mais plutôt la splendeur est une tristesse irradiée. Otez-en le noir de la mélancolie, et l’enthousiasme de l’art devient la gaieté de la platitude. Les rebonds de la joie – cascades du rythme – surmontent à tout moment la possible défaillance, et portent jusqu’aux étoiles l’infime menacé d’être perdu.

Considérons chez Supervielle cet infime en voie d’assomption par la reconnaissance qu’en fait le poète :

 

   O dieu très atténué

   Des bouts de bois et des feuilles,

   Dieu petit et séparé,

   On te piétine, on te cueille

   Avec les herbes des prés.

   Dieu des légères fumées…

 

   Et au sommet du lyrisme claudélien, discernons dans la plénitude un manque deux fois comblé : merveilleuse convenance des objets divers proposés à notre imagination, et dont chacun, avant le poème, était sans l’autre, comme les êtres avant l’amour ; imminence de la chute sonore, à chaque syllabe triomphalement surmontée :

 

   « Et tu étais vierge entre mes bras comme la Victoire,

   Et comme la harpe pour l’aveugle,

   Et comme ce jeune fût de marbre blanc au seuil de la patrie, que l’exilé saisit religieusement de ses deux mains. »

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   Non, on ne connaît pas de jubilante beauté où ne vibre une attente douloureuse, quelque noble tristesse ensevelie aux plis de son royal manteau.

​

   – Troisième paradoxe : beauté de la laideur. Un moderne songe ici à l’heureuse violence de la transgression, que notre siècle aura tant vénérée. Mais le non n’est le secret de rien, comme le savaient Shakespeare ou Molière (pour nous en tenir à deux garants de première force.) Ecoutons-les exploiter la vertu expressive du désordre sans cesser de rendre hommage à l’ordre, ou plutôt par l’hommage à l’ordre que la révolte suppose :

   Fair is fool and fool is fair, entend-on dès la première scène de “Macbeth”; mais ce sont trois sorcières qui crient, comme trois grotesques, agités par l’impatience des règles, chantent, dans un intermède du « Mariage forcé » :

   Point de rime et point de raison !

   Tout est beau, tout est bon !

 

   Sans rime et sans raison, rien n’est beau, rien n’est bon, au contraire ; la révolte n’est pas le fond du sac.

   Alors, d’où la beauté de la laideur ? Notre troisième paradoxe est plus facile à comprendre, dès qu’on regarde sa réciproque : la laideur de la beauté est la platitude. Soit une exposition de peintres du dimanche : les couleurs de l’automne, si troublantes dans les vraies forêts, sont sur leurs toiles d’autant plus vaines qu’on les a reproduites avec plus de minutie. Elles ont l’exactitude de l’inerte, qui n’attend rien, ne promet rien, et ne se souvient pas. Chez un vrai peintre, la silhouette à peine esquissée d’un chat qui passe, ou le dessin inachevé d’une feuille qui tremble, suffisent à mettre en mouvement les sources du mystère. Ce mouvement – cette émotion – va de ce qui est là à ce qui n’est plus mais y laissa sa nostalgie, de la pauvreté qui réclame à la profusion des richesses réclamées. D’un mot, la profondeur. Elle use de métaphores temporelles (regret du passé, espoir de l’avenir) pour dire une antériorité ontologique, ou (c’est tout un) une attente au-delà de l’histoire.

   Les fortes laideurs – les laideurs “belles” – crient ce que murmure la tendresse du trait. Celles qui entrent dans l’œuvre d’art (Jérôme Bosch, Breughel, Goya, Picasso…, parfois au bord de la complaisance morbide, et de ses facilités, parfois vraies seulement) ne sont pas des laideurs quelconques, c’est-à-dire insignifiantes, ce sont des dissonances étudiées, et dont la forme singulière indique le chemin de leur résolution. La gueule cassée ne crie pas n’importe quoi ; elle en appelle de toute la violence de sa dissymétrie à l’harmonie singulière dont elle porte la brûlure, de sa nuit à l’aurore. La difformité de sa béance désigne le lieu du langage, de la saveur, du baiser : ce sont des droits précis, des délices certaines, dont l’incompréhensible privation fait le fond de l’horreur.

 

   On voit qu   *e le troisième paradoxe n’est pas foncièrement différent du second : le plaisir esthétique joue dans une présence-absence, comme le raconte Ovide dans la métamorphose de Syrinx. La nymphe est l’objet aimable ; pour fuir qui la désire, elle s’est changée en roseaux. Le dieu Pan, essoufflé, et déçu de sa vaine poursuite, soupire parmi ces roseaux qui tiennent, prisonnière invisible, l’essence de son amour. Ainsi naquit la musique, les roseaux conjoints devenant la première flûte. Notez bien les postures dans le groupe d’Ovide ; toutes sont nécessaires : pas de roseaux (équivalent formel de Syrinx métamorphosée), pas de mélodie. Mais sans le souffle (sans le soupir d’amour vers qui n’est plus là), rien ne sort de la flûte.

  *La création des œuvres d’art veut à la fois l’absence et la présence. Illusion par le jeu des formes sensibles que l’imagination y déploie, absence par la demande d’amour qui y tremble, l’œuvre est une allusion par l’ouverture à l’infini de sa blessure, une présence par la migration d’azur au plus obscur de la chaumière, épiphanie du tout qui s’y déverse sur le presque rien. Ce passage provoque en l’âme qui le contemple le frémissement délicieux d’une libération. Le ciel offre sa lumière sans bords à « l’homme sauvé du déluge des ténèbres », arraché à sa perte menaçante, et c’est tantôt le bruit de cet arrachement, tantôt la douceur de cette invasion lumineuse qui ébranle davantage notre cœur transporté.

   Transporté immobile. Spectateur d’un mouvement qui va de l’infini de grandeur à l’infini de petitesse, et dont le chemin semble passer par le centre de notre âme.

   Si l’allégresse elle-même est le sentiment d’une délivrance, d’une soudaine apesanteur, il ne sera pas faux de soutenir que la compassion est donc, par delà les notes diverses que font entendre les arts, les artistes, les genres, les œuvres, le vrai fondement du sentiment du beau. Ce sentiment est, inséparablement, une supplique, à la lumière, de venir dans les ténèbres – à l’Infini, d’étreindre « la petite vie punctiforme » que Michaux dessine au bord du néant – et une ferveur reconnaissante pour cette visitation accomplie.

   Accomplie où et quand ? Comment ? Par qui ? Une réflexion sur la pitié nous ouvrira comme naturellement les voies de la divine réponse.

 

 

LES RÉVÉLATIONS DE LA PITIÉ

 

   La compassion dont nous parlons n’a pas nécessairement l’homme pour objet, c’était notre premier paradoxe. Or, l’essence de la pitié est de se figurer un prochain dont la douleur mérite que l’atteigne le torrent que nous sentons rouler dans notre gorge. Ce prétendu mérite est une des fausses évidences du cœur dont Proust, bien cruellement, dissipe l’illusion.

   (La grand-mère du narrateur est morte – à Paris – depuis plusieurs mois, mais c’est seulement aujourd’hui, dans le Grand Hôtel de Balbec, où il avait fait plusieurs séjours avec elle, qu’il lui est donné de sentir l’immense tristesse de cette mort.)

   « Mes pensées étaient habituellement attachées aux derniers jours de la maladie de ma grand-mère, à ces souffrances que je revivais, en les accroissant encore : quand nous croyons seulement recréer les douleurs d’un être cher, notre pitié les exagère ; mais peut-être est-ce elle qui est dans le vrai, plus que la conscience qu’ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, et dont elle se désespère. »(Pléiade II p.775)

   On hésite à former des pensées qui paraissent aussi impudiques. La souffrance, en effet, la souffrance elle-même est sans équivalent. La pitié n’est qu’un sentiment qui décore notre âme, et dont celle-ci saura changer en même temps qu’elle changera de spectacle. On peut toujours “zapper” sur la souffrance des autres ; la compassion n’est donc qu’une fiction plus ou moins sérieuse, ad libitum.

   Pourtant, cette fiction met de l’infini dans le regard, un infini peut-être inconnu au mal lui-même. L’extrême terreur, l’extrême douleur, ont leur borne dans l’évanouissement, comme ils en ont une autre dans le temps qui passe ; le souvenir d’une brûlure ne brûle pas. Nous n’avons que nos prises pour souffrir le pire. Seule, la pitié est infinie ; on dirait les prises d’un Autre. C’est dans l’éternel que résonne à nos oreilles le faible cri de cet enfant qui va mourir, pour toujours que l’oisillon tombé du nid voit le chat s’approcher, que la victime implore en vain ses bourreaux. Ces pensées-là étouffent, et couvrent le ciel d’un voile de suie. La nature n’a plus rien à fournir à cette imagination du noir, dont la puissance d’absorption est totale, et d’autant plus ténébreuse que le sujet en cause est moins important. Soit la tête de chien qui au bord inférieur du tableau de Goya demande on ne sait quoi aux vaines hauteurs grises. Ce n’est qu’un chien – et un chien en peinture ! – et c’est bien, en effet, « toute la misère du monde. » Nous sentons se précipiter à sa rencontre une pitié qui ferait fondre l’univers, si notre sentiment régissait l’ordre des choses.

   Le mérite de Proust est d’avoir vu qu’une telle exagération est maîtresse de vérité, et révèle plus que la souffrance elle-même. Ce n’est pas la première fois que cet agnostique cerne l’ombre de Dieu.

   La puissance de la compassion découvre en toute chose un fond d’innocence tourmentée, l’attente d’une miséricorde infinie. Aucun être de ce monde n’en est l’objet véritable, chacun peut en devenir l’occasion ; surtout les moindres, puisque la pitié met ses étranges délices dans l’infime, le perdu, l’abandonné, croissant avec les petitesses qu’elle considère.

   Aucun être de ce monde n’en est davantage le sujet. La pitié nous traverse, trop grande pour nous. Peut-être, comme l’amour ?

   N’est-elle pas l’Amour ? Si je sais me relire, elle est l’amour dont Dieu s’aime lui-même, et ses créatures en lui : et c’est bien lui que nous aimons quand nous accomplissons cet amour-là. Ce que vous avez senti pour le plus petit d’entre les miens, c’est pour moi que vous l’avez senti ; c’est moi qui l’ai senti en vous.

 

   Et donc, lorsque le narrateur ose dire que nous ressentons la tristesse des mourants mieux qu’eux-mêmes, qui vont mourir, il a raison. Et cependant, il a tort : nous ne sentons pas la tristesse de leur vie, mais un abandon sans mesure, proportionné à l’infinité de l’être qui véritablement le subit, et dont le moindre objet – surtout le moindre ! – donne l’exemple, par le support qu’il offre à notre imagination du désastre, ou plutôt par l’inhabitation de Dieu qu’il recèle à l’intime de son intimité. Nous pouvons donc à bon droit récrire autrement la parole fameuse : « Ce que vous éprouverez pour le plus petit d’entre les miens, c’est pour moi que vous l’éprouverez ! »

   Pour qui d’autre, en effet ? Nul n’est digne de cette pitié-là, mais toute douleur en est la voie royale, puisqu’un roi habite cette humble demeure. Simone Weil rappelait que, dans la légende celtique devenue chrétienne, le don du Graal est réservé dès l’origine à celui qui se penche sur la moindre créature abandonnée, et lui murmure : « Quel est ton tourment ? » (Ce n’est pas par hasard que notre tradition fit du Graal, devenu Saint-Graal, la coupe où, au soir de la cène, le Christ fit boire les apôtres – ou, parfois, celle qui recueillit le sang du Crucifié après le coup de lance du soldat. Mais n’est-ce pas la même ?)

   Ainsi, la disproportion inscrite dans la pitié, et que Proust décela si finement, éclaire, pour peu qu’on prenne la peine de la lire, le sombre secret de la charité impossible. D’homme à homme, rien ne serait plus trompeur que cette vertu ; car l’affamé, une fois nourri, ne vaut pas plus cher que nous, qui ne valons guère. Ce n’est pas le pauvre, c’est la pauvreté qui mérite. C’est elle qu’épouse saint François, qui n’aura pas d’autre épouse en ce monde, et qui pourtant n’a pas épousé une abstraction. (Qui donc est-elle ? Pour qui fait-elle signe ?) [2]

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   Le Mañara de Milosz avait bien senti le contresens, et n’y allait pas par quatre chemins : « quant aux bonnes œuvres, vous savez quelle puante vermine de chiens rogneux sont les hommes. » La phrase a peut-être un adjectif de trop, du moins se fait-elle comprendre ; à se regarder soi-même, on ne trouvera rien qui vaille l’amour dont nous sommes aimés. Les plus grands saints ont redouté ce regard. Oui, Pascal a raison, « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure », mais « Dieu est plus grand que notre cœur. » Camille C., dont le père Caffarel nous fit connaître les ravissements, osait dire des instants les plus hauts de l’amour : « C’est Dieu qui S’aime en moi. » Sans doute s’agit-il d’états extraordinaires. Mais ne pourrait-on pas dire, par une analogie recevable : c’est Dieu qui a pitié de Soi quand nous avons pitié ? Dieu, dont la présence n’exclut pas, mais inclut tout être, qui procède de lui.

 

   Pitié de soi ? Où est-il pitoyable ? Et comment aurait-il pitié ? Dieu est-il dans la pitié ? La pitié paraît l’éloigner au contraire, puisqu’elle noue la gorge et opacifie le regard. Tout est noir à l’horizon du malheur innocent.

 

   En sortirons-nous jamais ? La pitié ne nous a-t-elle pas cloués à une révolte implicite ? Est-elle autre chose que de la révolte stupéfiée, qui deviendra cri si la voix peut lui être rendue ?

 

   Nous voici en point cardinal, sur lequel roule le débat de notre foi chrétienne : Dieu et le mal. Or, prenons-y garde : si ce qui souffre souffre injustement, c’est qu’il réclame son dû. Il y a donc un “dû”, et le sentiment de l’injustice est bien éloigné du constat de l’absurde, qui est le parti pris de désespérer, puisque, par hypothèse, dans l’absurde rien n’est “dû”.

Non, l’injustice n’exclut pas exactement le divin : constatant son absence, elle l’appelle, le somme de se manifester ; car aurions-nous le sentiment de l’injustice, si la Justice n’était pas de droit ?

   Le mot “droit” n’est pas tout à fait le bon. Et « le dû » est plutôt « l’attendu ». Car celui qui n’avait pas de droit à être conçu n’a, ontologiquement, aucun droit. Seulement un besoin, qui prend avec justice la forme de la demande, de l’attente, de l’ardente supplication, plutôt que de la revendication, dont le mot dit vengeance. De quoi, devant, Dieu, nous vengerions-nous ? D’exister ?

   Mais le souffrir exhale le gémissement, la plainte, et ces mouvements désordonnés du blasphème, dont Bernanos nous avertit qu’il ne faut pas le prendre au mot. Dont il faut seulement écouter la douleur. Dont Dieu entend la douleur dans ce que nous appelons son silence, l’épouse, l’habite, lui prépare un enfantement.

Le sentiment esthétique fait sienne la poignante désolation, il en exprime tout le suc, mais c’est pour montrer qu’elle s’enveloppe dans la bienfaisante caresse de l’amour. [3] L’heureuse forme – la divine proportion – est la délivrance de chaque être (car « toute chair verra le salut de Dieu »), par sa mise en présence de l’accord dont elle est née, et pour lequel elle est faite. L’harmonie. Le salut est bien une justification, une suprême justesse. Accrochée à son athéisme, Simone de Beauvoir l’avait bien senti, elle qui refusait de toutes ses forces la musique de Beethoven, craignant d’y entendre « le mal justifié ». Quel mystère, ce pouvoir qu’eurent tant de créatures de dire non au salut par la foi !

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   L’épreuve intime de la beauté ratifie donc cette foi. Admiration et compassion y vont ensemble. L’une et l’autre disproportionnées aux objets qui en sont la cause, ou plutôt l’occasion. Un malheur insondable mystérieusement consolé : n’est-ce pas le fond du sentiment esthétique, incompréhensible par sa façon de jouer en même temps sur les deux registres contraires de la tristesse et de la joie, et par son pouvoir d’ouvrir la finitude de notre âme à ce qui paraît sans mesure dans chacun de nos affects ?

   Une pareille expérience, désignant un lieu dont nulle “réalité” n’est capable, sera appelée à bon droit une révélation. Mais, puisque Dieu seulement peut porter l’infini – j’entends par Dieu l’être enfin dessaisi de la clôture idolâtrique –, quel doit être ce Dieu pour recouvrir validement l’expérience irrécusable, et apparemment contradictoire, que je suis en train d’évoquer ? Puisque nous connaissons la réponse, je ne la ferai pas chercher par la philosophie : elle ne pourrait que dessiner son ombre, ainsi que le disait le titre de Souriau…

   Transcendant et immanent, soit glorieux in excelsis et intimior intimo meo, Créateur incommensurable et ineffable petitesse, Habitacle et habitant, il exalte jusqu’à sa totale grandeur tout être distinct de son Être qui se laisse à lui configurer. Configurer par le temps de l’histoire, c’est le sort de la “nature” (ce qui va naître, et dont l’Auteur est le garant), ou par l’instant de la décision, c’est la dramatique de l’homme créé libre.

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   Le privilège de l’art est de rendre sensible une telle configuration, de présenter dans la caducité du temps, et par la fragilité extrême de ses signes – surface colorée et rien derrière, notes si vite évanouies dans l’air qui les porte – l’éternité elle-même en sa splendeur non encore advenue pour nous. La beauté est un phare, une promesse d’aube, vrai motif offert à tout homme de ne pas désespérer. Mais elle n’est pas l’infinie grandeur venant remplacer la petitesse, qui en serait abolie ; elle est la grandeur venant sauver la petitesse, la plénitude se penchant sur le manque, le Tout introduisant le moindre en sa céleste cour.

   Où ce prodigieux passage est-il déjà accompli ? Car l’art résonne d’une vibration qu’il n’a pu émettre ; nous y recevons les ondes ébranlées par le mouvement d’un navire que nous ne voyons pas. Bien ridicule, et bien misérable, l’artiste qui se croirait le vrai créateur de ses propres prestiges. Les plus grands d’entre eux savent mieux que les autres qu’ils sont des témoins, dont la fidélité est la suprême vertu, cette fidélité qui exige toutes les audaces et n’autorise aucune “liberté”. Ici commence l’empire du nécessaire.

   Comment l’art pourrait-il accomplir ce grand œuvre, si ce grand œuvre n’était déjà accompli ? En aurait-il modèle adéquat ?

   La question devient donc : où et quand Dieu a-t-il visité l’abîme ?

 

[1] Quant au péché (le mal moral), son œuvre est de faire obstacle à un tel regard, de confirmer la pluralité de la naissance par une séparation que notre vouloir décrète insurmontable, alors que cette pluralité est destinée à l’Un. Par l’Un nous devons entendre, non pas le tout d’une consommation panthéistique, au sein duquel l’individu n’aurait jamais été qu’un point de vue, et donc une source d’illusion, mais la complétude du Plérôme, la totalité du Corps du Christ.

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[2] Il est fréquent qu’on s’y trompe, mais ce n’est pas sans dommage. « L’option préférentielle pour les pauvres », comme on dit en langue de bois, est sacrificielle de naissance, succédané d’une révolution qu’on n’eut jamais l’audace d’embrasser, mais dont la conscience chrétienne était devenue jalouse, à force d’avoir oublié son Seigneur de l’invisible. (Ainsi les Hébreux, lassés d’attendre la descente de Moïse.) C’est donc une option menacée de mensonge, dont la fonction peut être de nous cacher, sous une apparence évangélique, la malédiction portée sur les désignés coupables. Vieille histoire, à chaque génération récrite sur nouveaux frais.

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[3] Le plaisir du beau manifeste la consolation avant les temps accomplis : ainsi la Beauté est notre viatique, secours naturel qui se modèle sur notre viatique surnaturel.

 

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