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"Croire Jésus-Christ"
Extrait de Alors, le Bon Dieu, c'est fini?

« Tout le monde, ou à peu près, s’accorde à trouver en Jésus-Christ un grand maître spirituel, comparable aux sages qui font l’admiration de l’humanité… Mais, s’il n’est pas Dieu, ce sage-là fait montre d’une folie paranoïaque que n’oserait peindre un romancier de l’absurde. »

 CROIRE JESUS-CHRIST

 

   PIERRE - C’est très sérieux : Jésus-Christ est croyable parce qu’il est incroyable.

Tout le monde, ou à peu près, s’accorde à trouver en lui un grand maître spirituel, comparable aux sages qui font l’admiration de l’humanité, et, parfois, son exemple. On ne peut pas écouter le Sermon sur la montagne, ou manger la manne des paraboles, sans ressentir l’estime grave qui saisit le cœur en présence de la vérité morale.

   Ainsi, quand chacun confond spontanément la justice avec l’égalité, et fait du talion un droit naturel, Jésus annonce qu’il faut aimer ses ennemis et prier pour ceux qui nous persécutent : cette sottise d’abord nous révolte, et peu à peu elle nous devient une grandeur ; alors, le désir nous prend de méditer comme chose profonde ce qui nous avait semblé chose imbécile…

  *Et quand nous voyons Jésus, insoucieux de la réussite mondaine, parcourir la Palestine pour prêcher la conversion à un Royaume de vérité et d’amour, nous comprenons qu’hommes et femmes aient eu envie de l’entendre, désir de le croire et de le suivre, parce qu’il éveille dans les âmes – dans nos âmes – le goût des choses d’en haut.

   Son courage paisible nous saisit, son humanité nous touche, la douceur de son regard… Tirés par son exigence, enseignés par sa force, qui est terrible à nos péchés, nous aimons tendrement sa miséricorde. Rabbi… quel maître, cet homme-là ! En lui, quelle sagesse ! Mettons-le au plus haut, à l’Everest de l’humanité.

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   MARTIAL - Il n’est pas seul, dans cet Hymalaya de la sagesse : le Bouddha, Confucius, Socrate, Epictète… c’est pas mal non plus !

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   PIERRE - C’est même très bien. Et, tenez, disons-le : sous ce rapport, c’est à première vue la même chose. La sagesse de Jésus est, à beaucoup d’égards, « la Sagesse », née en littérature cinq cents ans avant lui, chez les Juifs et bien loin des Juifs. Certains se sont gravement demandé si la présence, dans les manuscrits de la Mer morte, de textes louant « les pauvres en esprit », n’altérait pas l’originalité des évangiles… Qu’ils se rassurent ! On trouve dans les évangiles cent conseils et mille préceptes qui sont à peu près les mêmes, voire tout à fait les mêmes, ailleurs.

   Et heureusement ! Notre humanité est capable, au moins en droit, de distinguer le Bien et le Mal. On appelle cela conscience morale. Jésus n’est pas venu pour abolir la Loi, et le Décalogue de Moïse n’est que l’imparfait rappel d’une Loi naturelle. S’il faut des maîtres ou des prophètes pour la faire briller, c’est que quelque chose l’avait obscurcie. Ce quelque chose, nous l’appelons le péché. Mais l’exemple vécu de l’héroïsme moral suffit pour que chacun reconnaisse l’exigence endormie au fond de son âme.

   On s’accorde, il est vrai, à trouver dans l’Évangile une bouleversante déclaration d’amour, qui n’a pas, comme telle, d’équivalent. Mais elle a bien quelques cousinages. Tous les maîtres spirituels pêchent et prêchent dans les mêmes eaux. Est-ce l’Évangile qui enseigne : « Si la haine répond à la haine, quand la haine finira-t-elle ? » Non, c’est Gandhi.

   Et qui fait ainsi le compte de son temps ? « Ma seule affaire, c’est d’aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, afin de la rendre aussi bonne que possible… » Est-ce Jésus ? Non, c’est Socrate !

   Dispensez-moi d’autres exemples : ils foisonnent dans l’histoire. Et j’espère que vous ne leur marchandez pas votre admiration ?

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   MARTIAL - Les jours où je crois à la liberté (c’est pas tous les jours… de cela aussi, il faudra qu’on s’explique !) oui, ces jours-là, un “incroyant” de ma sorte n’a pas de peine à admirer ces héros de la vertu, mais l’un n’est pas plus décisif que l’autre. Ce n’est pas à eux que va ma confiance, mais au Bien dont ils témoignent tous magnifiquement, et qui n’est qu’un des noms de la Raison. Le Bien, (s’il n’est pas illusoire), c’est la Raison nous prescrivant les lois de la conduite. À nous maintenant de les suivre… ou de nous y dérober.

   Les personnages dont vous parlez les ont proclamées et suivies, autant que cela est donné aux hommes. En tous cas, si je crois volontiers les sages, je n’ai pas besoin de croire, bizarrement, “en” eux. Je crois ce qu’ils croient ; n’est-ce pas suffisant ? Où est là-dedans votre « Seigneur et Sauveur » ?

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   PIERRE - Tout près, et très loin ! Au plus loin…

Car ce sage-là est un fou, d’une folie paranoïaque que n’oserait peindre un romancier de l’absurde.

   Imaginez-vous Socrate le lucide s’aveuglant au point de dire : « Avant qu’Homère ne fût, moi je suis » ? Et le sobre Bouddha déraisonnant comme un homme ivre : « Je suis la vigne et vous les sarments » ? Ou le discret Epictète, qu’une “fille” aurait richement parfumé (si la chose est pensable !) : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » ? Ou encore Confucius soutenir sans trembler : « Je suis la vérité » ? Et si Lao-Tseu le profond eût été capable d’écrire « Au commencement était le Tao », le voyez-vous prophétisant : « Si vous ne mangez pas ma chair, vous n’aurez pas la vie en vous » ?

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   Vous figurez-vous des impossibilités de ce calibre ?

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   C’est pourtant ce que Jésus prétend de lui-même. Oui, ce même Jésus, tellement admirable par la simplicité de sa vie, la vertu de sa conduite, la lumière de son enseignement. C’est lui qui raconte les paraboles dont vingt siècles n’ont pas épuisé la sagesse, lui qui tient le discours, sur la montagne où la foule l’a suivi, ce discours que je n’ai pas pu lire, certains soirs de jeune détresse, sans recevoir consolation…

   Comment conciliez-vous ces contraires ?

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   MARTIAL - C’est une obscurité, assurément ; elle m’a traversé l’esprit plusieurs fois. Mais enfin, vous empruntez tous vos exemples au quatrième évangile, écrit tardif, au mieux fin du premier siècle : des dizaines d’années ont passé, depuis les “événements”. L’histoire a eu le temps de devenir légende, « selon saint Jean ».

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   PIERRE - Aucune autre histoire de maître spirituel n’a tourné en légende aussi aberrante. Pourquoi ?

   Je lis bien que le Bouddha est entré au ventre de sa mère par le coup de corne d’un éléphant ; je vois comment le bouddhisme, philosophie sans dieu, devient au fil des siècles une religion pour le peuple, et s’ouvre même, six cents ans après le fondateur, à l’universelle compassion du Grand Véhicule…

   Et dans le pays où, paraît-il, la raison émergea telle un “miracle”, je vois même Socrate, qui a déjà réponse à tout « selon Platon », devenir pour la pensée antique la figure du héros qui possède la bienheureuse sagesse à laquelle les hommes prétendent en vain.

 

   Mais nul n’est dupe de ces métamorphoses, ou quasi-apothéoses : le Bouddha est 'l’Eveillé' à la suprême vanité des entreprises humaines ; Socrate, plus près de nous, est l’exemple du philosophe qui ose concevoir une espérance spirituelle. Ni l’un, ni l’autre, ni aucun “sage” connu, ne présente l’effarante contradiction qui se rencontre en Jésus-Christ.

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   Elle est si troublante que les disciples en sont plus d’une fois déconcertés ; leur embarras est sensible à tout lecteur des évangiles. En un sens, la contradiction est plus flagrante dans les synoptiques * que dans saint Jean. Dans le quatrième évangile, plein d’une théologie qui n’ignore pas le Logos des Grecs, la divinité de Jésus est directement proclamée, et comme assimilée ; l’apôtre en déduit une splendide et savante prédication, (toutefois mêlée de détails concrets si nombreux et précis qu’il est clair qu’on a affaire à un témoin tout proche.)

   Chez les trois autres, le personnage de Jésus est moins clairement divin. Les auteurs n’écriraient certes pas « vrai Dieu et vrai homme »… et c’est justement en cela que leur témoignage au sujet de la divinité de Jésus est probant et recevable !

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* Les évangiles selon saint Matthieu, selon saint Luc, selon saint Marc. Diversement intentionnés (l’un parle plutôt aux Juifs, les autres aux “Nations”), et peut-être plus près encore de l’origine que l’ancienne critique ne le voulait (les tournures araméennes qui affleureraient sous le texte grec – affaire à suivre), on appelle ces évangiles – rédigés peut-être d’après un “Marc”, ou un “Matthieu”, plus ancien – “synoptiques”, parce qu’ils suivent le même plan de récit et peuvent être mis en parallèle.

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   MARTIAL - On ne vous suit pas…

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   PIERRE - Je veux dire ceci : des gens, qui n’arriveraient certes pas à expliciter l’idée que celui dont ils parlent est la deuxième personne de la Sainte Trinité, rapportent des propos et racontent des conduites qui n’ont évidemment de sens que si cet homme possède la nature divine. Toute leur âme croyante est grosse de la théologie trinitaire, des deux natures, de l’unique personne, de la transsubstantiation, de tout… mais l’Église mettra quelques siècles à accoucher leur foi de ces formules. Ils les portent cependant, dans la ferveur, la surprise, le désarroi, la diversité de leurs projets, ils les portent sans bien le savoir, et cela nous vaut le beau décousu de leur relation, leurs arrangements, dérangements et désordres, la stupéfaction qu’ils produisent, et qu’ils ne sont pas loin de partager. « Ils sont pleins de vin doux », disait-on d’eux selon les Actes, à cause des paroles qu’ils lançaient au vent, et que nul n’avait eu encore l’idée d’écrire. C’est mal traduire : le vrai terme est “moût”; ils étaient pleins de moût (le jus de la cuve, quand l’alcool n’a pas encore mangé le sucre) ; leurs paroles avaient donc goût de miel (mais déjà l’incroyance les suspectait d’avoir trop bu.) Plus tard coulera le vin nouveau, piquant et clair, la régie des charismes, jeune Église qui trace rudement ses exigences et autres chemins de martyre. Entre deux, plutôt près de l’un, ou près de l’autre, le vin bourru, déjà fort, pas encore clarifié. Avant le quatrième évangile, qui, tous arômes concoctés, tanins artistement mêlés, laisse monter au ciel la part des anges, les synoptiques ont goût de vin bourru ; ils me rappellent de belles matinées d’automne où le brouillard en train de fondre faisait preuve éclatante et délicieuse du soleil.

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   MARTIAL - Je vous ai laissé à vos chansons ; il serait temps qu’on en vienne à des arguments plus réalistes.

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   PIERRE - Je ne suis pas sûr que les acousticiens saisissent mieux la musique que les mélomanes ; mais soit : j’ai accepté de jouer à un jeu raisonnable. Et puis, je ne chasse plus la palombe…

   Prenez donc Marc, le plus fruste et proche du concret : il raconte la Résurrection, et comment elle ne fut pas crue d’abord, la Transfiguration, en son incomparable éclat. Il raconte cent miracles. Son Jésus, comme celui de Luc, affirme sans crainte, parlant de soi : « Il y a ici plus que Salomon » ! Mais cela est encore beaucoup plus commun, beaucoup plus “explicable” (pourtant, ça ne l’est guère !) que de montrer, en Israël, quelqu’un qui remet les péchés. Qui a autorité pour remettre les péchés (ce que Dieu seul peut faire, murmurent les scribes ! Se prendrait-il pour Dieu ?)

   Et qui a l’audace de les remettre publiquement à un paralytique, dont le malheur est plutôt dans les jambes que dans l’âme ! Et qui ne guérit le corps de ce malheureux que pour attester son pouvoir de lui pardonner ses fautes. Comme s’il les connaissait, les fautes de cet homme qu’il n’a jamais vu, comme s’il sondait les reins et les cœurs !

   Et qui fera ses apôtres bénéficiaires, puis ministres, de ce pardon, obtenu par la grâce d’une rédemption impensable – du pain et du vin ! –, lesquels seraient, dès le jeudi soir, le corps tué et le sang répandu du vendredi à venir…

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   Voilà le point central, présent dès l’origine, dans les épîtres de saint Paul comme dans les trois évangiles synoptiques. « Prenez et mangez, ceci est mon corps livré pour vous. Prenez et buvez, ceci est la coupe de mon sang, versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. » Quelle aberration, si Jésus n’est qu’un homme ! Si Jésus est bien, comme Renan avait décidé de le croire, « le plus grand philosophe de l’humanité ».

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   Ceux-là mêmes qui suspectent le plus ardemment tels et tels détails des évangiles, concèdent que ce Jésus, qui s’auréole d’une telle grandeur morale, était un type qui remettait les péchés, et voulait faire manger son corps ! Voilà qui nous installe dans le mystère de la divinité beaucoup plus fortement qu’une formule de théologie.

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   MARTIAL - Manger son corps ! Et quoi plus ? On délire…

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   PIERRE - C’est exactement ce que je vous dis. Or, ce super-cinglé est justement l’auteur de l’admirable morale. Alors ?

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   MARTIAL - Bon, on n’en sort pas. Mais faut-il en sortir ? Il est d’autres énigmes dans l’histoire…

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   PIERRE - Je n’en connais pas de cette ampleur. Mais en effet, on peut choisir de ne pas penser à celle-là. Ou encore, en forçant sur tous les angles, faire entrer un grand carré dans un petit rond. Est-ce bien honnête ?

 

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