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"Le Salut - Coeur du coeur et suite de la suite
Extrait de Alors, le bon Dieu, c'est fini?

Ce n'est pas parce que les hommes croyaient aux dieux qu'ils ont fait des sacrifices, c'est parce qu'ils faisaient des sacrifices qu'ils s sont mis à croire aux dieux.

LE SALUT, COEUR DU COEUR

ET SUITE DE LA SUITE

 

   PIERRE - Bien que la théorie en soit maintenant très connue, je rappellerai ici, à très gros traits, le sens général des analyses que nous devons à René Girard (et qu’il déclare lui-même devoir à l’Évangile !) :

   Quand le désir mimétique nous fait rivaux, l’exclusion violente est une façon de faire tomber sur un tiers la haine qui nous oppose. Et la mise à l’écart du bouc émissaire faisant disparaître (pour un temps) notre rivalité (muée en haine commune, autrement dite “fraternité”), nous n’avons pas de mal à nous faire croire qu’il était la source de nos malheurs, « ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal ».

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   Le voilà dehors. Tant qu’il ne reviendra pas, nous nous tiendrons pour saufs. Ainsi, son extériorité (premier nom de la “transcendance”) nous protège. Régulièrement, on va la nourrir, cette violence exclue, par une violence renouvelée. C’est le sacrifice rituel, offert à ce domaine de l’au-delà, qui prend forme de dieu. Le dieu, ou la violence extériorisée. Le rite organise à froid l’ensemble des pratiques qui l’empêchent de revenir, par l’offrande qu’on lui fait d’une nouvelle victime.

   Découverte de Girard : ce n’est pas parce que les hommes croyaient aux dieux qu’ils ont fait des sacrifices, c’est parce qu’ils faisaient des sacrifices qu’ils se sont mis à croire aux dieux.

   La religion institutionnalise ce processus malin, soit méchant et menteur à la fois. Et la religion va gouverner de près ou de loin toute la culture…

 

   Qui nous révèlera la vérité, à savoir que le péché n’est pas en la victime mais en nous, qui exécrons le tiers pour oublier que nous jalousons le semblable ? Qui fera retomber sur nous le sang des victimes ? Celui-là démontera le stratagème, et déconstruira la culture sacrificielle, nous sommant du même coup d’inventer une culture du repentir et de l’amour sans limite…

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   Vous l’avez reconnu : ce révélateur, ce maître de vérité, c’est Jésus-Christ, qui dans sa croix exhibe son innocence de victime (la Sainte Face) et dans ses Béatitudes enseigne à changer le cœur du désir, afin de le soustraire aux feux de l’envie.

   Girard a écrit d’admirables livres pour développer tout cela.*

   Et on en a écrit après lui. J’en ai commis un moi-même, où l’exposé de sa pensée occupe plusieurs chapitres, et développe largement ce que je tâche de dire ici en résumé sur le salut.**

 

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* notamment, chez Grasset : – La Violence et le Sacré – Des choses cachées depuis la fondation du monde – Le Bouc émissaire.

Mais on peut commencer par le dernier paru, qui est aussi le plus court et le plus “facile”, tant par son genre (des dialogues) que par son objet varié, où les “souvenirs” ont belle place :

– Quand ces choses commenceront (chez Arlea)

** Quinze regards sur le corps livré (chez Ad Solem)

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   Le salut, en effet, n’est pas tout entier dans le dévoilement admirable de la Passion, montrant l’innocence de la victime, et dans la sagesse des Béatitudes, convainquant notre désir de péché. Car que ferions-nous d’une vérité aussi désespérante ? Oui, nous sommes coupables… mais encore ?

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   Celui dont la sainteté rend nos péchés manifestes est justement celui qui nous les remet par le même extraordinaire mouvement. Jésus-Christ au Calvaire épouse la mort, c’est à dire se rend infiniment divisible, à la portée de tout être que le péché a divisé, et qui ne pourrait refaire son unité par lui-même. L’humanité, créée à l’image de Dieu, ne peut plus refléter cette image, qui la constitue dans son être (déjà dit plus haut), pas plus qu’un miroir qu’on laisse tomber ('la chute' !) ne peut recoller par ses propres forces ses éclats, tous condamnés désormais à porter du modèle premier une apparence rompue, devenue presque indéchiffrable, et à se piquer vivement au contact des autres éclats.

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   Dans sa mort, le Christ se fait multitude d’éclats. Pour nous ! Prenez et mangez, dit-il après avoir rompu le pain, ceci est mon corps livré pour vous. Ne pas séparer « ceci est mon corps » des mots qui le précèdent et de ceux qui le suivent, non moins décisifs. De même pour le vin, « sang répandu pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ».

   On n’est pas plus clair : l’émiettement-effusion est le salut, soit la venue de Dieu jusqu’au pécheur. Du Tout jusqu’aux perdus – et on n’était perdu que par séparation (« Où êtes-vous, les amis ? Y a quelqu’un ? » C’est ça, perdu : par notre faute, ou par celle des autres, de tous les autres. Monde perdu…)

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   Pour assumer le séparé en tant que l’homme est fini et ne voit plus son Père, il se fait homme, et homme mortel ; il prend chair. INCARNATUS. Vois, quel homme !

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   Mais pour l’assumer tout à fait, ce paumé, et devenir nous afin que nous devenions lui (alors « y aura quelqu’un », enfin y aura quelqu’un !), il se laisse crucifier, corps écartelé, eau et sang irriguant la terre, le voilà morcelable-effusible (et le petit Dominique comprend l’amour au pied de la croix), on peut enfin manger et boire celui qui est notre Vie ! CRUCIFIXUS.

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   THOMAS - Comment, notre Vie ? Vous venez de dire qu’il est mort !

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   PIERRE - Mais non, il n’est plus mort ! Son Père l’a ressuscité. Même Thomas l’a vu vivant, avec les plaies. RESURREXIT. Je mange une chair divisée-réunie. Jusqu’à nous divisée. Jusqu’à lui réunie. Avec nous réunie, si nous le prenons ! Ce n’est plus du pain et du vin, c’est le mémorial de l’humble naissance dans la chair, de la Passion et Mort ignominieuses, de la Résurrection dans la gloire.

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   « Celui qui mange ma chair et boit mon sang aura la vie en lui. »

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   Ah ! la phrase impossible, qui disqualifiait Jésus comme philosophe, et même comme sujet sain, quelle phrase savante ! Comme celui qui la prononce sait ce peu que je suis et ce tout que j’espère. Mais il le sait (je le sais) en donnant (en prenant), en se donnant lui-même !

Nous n’en finirons plus d’action de grâces (c’est le sens du mot “eucharistie”) ; nous la devons chaque jour.

   Et les conséquences de carillonner… Dieu, caché par nos crimes, peut être enfin connu par le don qu’il nous fait. Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler.

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   IRÈNE - Je peux reprendre un bout de parole ? Au moins pour que vous puissiez reprendre souffle…

   Et donc, Jésus n’offre rien à son Père ? C’est bien clair ?

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   PIERRE - Malheureuse, que dites-vous ! Il s’offre lui-même à son Père !

   Son Père ne veut que notre salut, puisqu’il nous aime. Mais il ne décrète pas ce salut dans un édit, façon humaine qui n’opère rien, que des mots ; il l’accomplit par le don de son Fils. Il nous donne son Fils ! Pour que nous ayons la vie en abondance !

   Et ce Fils, homme qui ne veut pas mourir – car aucun homme ne veut mourir –, qui ne veut pas prendre sur lui les péchés des hommes – lui qui n’a même pas commis le péché – il est invité à boire ce calice de tous péchés et de toutes morts, et de dire oui à ce mouvement mortel, qui le divise pour que nous puissions le “prendre”.

   Et il désire que le calice s’éloigne (quelle épreuve !), et il demande consolation à ses amis… Et dans la solitude du jardin des oliviers, où tout se décide, il offre au Père sa volonté, se laissant devenir l’instrument de cette perfection du don qu’on nomme par‑don. Car Dieu veut que nous vivions, parce qu’il nous a créés, parce qu’il nous aime, et dans un mouvement d’amour qui se dérobe à nos yeux humains, le Père accepte la volonté qu’il demande. Et le Christ souffre et meurt pour nous, et la vie pardonnée surpassera la vie donnée…

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   THOMAS - Ce n’est pas la messe, cela, c’est la croix ; et ce que vous prétendez être la résurrection.

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   PIERRE - Vous vous rappelez la première messe ? La Cène, le jeudi soir. Jésus fait du pain et du vin son corps LIVRÉ et son sang RÉPANDU. Or, c’est le lendemain que le corps fut crucifié et le sang versé. J’en conclus que, traversant toute vraisemblance pauvrement humaine de temps et de lieu, Jésus change le pain et le vin du jeudi en son corps et en son sang du vendredi ! Ainsi fait toute messe, selon le commandement qu’il donne aux Douze. Et chaque fois qu’un ministre ordonné à 'faire ceci' par les successeurs des Douze dit la messe, le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Vendredi-Saint, ni plus ni moins que le soir de l’Institution.

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   La messe n’est pas un souvenir ou un récit ; elle renouvelle – j’aime mieux dire qu’elle actualise, parce que Jésus ne meurt pas une fois de plus – le Sacrifice de la Croix ; mieux : elle nous y rend présents, malgré toutes apparences ; c’est au pied de la croix qu’elle nous place, comme aidaient à le croire les vieux missels d’autel, où l’image du Crucifié, page de gauche, faisait pendant aux paroles de la Consécration sur la page de droite.

 

   IRÈNE - Alors – grand débat entre chrétiens ! – est-ce un sacrifice ?

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   PIERRE - Oui, puisque sacrifier veut dire « faire du séparé », et que Jésus a consenti à sa propre séparation, pour faire cesser la nôtre.

Est-ce que Jésus est offert ? Oui, sa volonté est offerte à la volonté du Père, ce Père qui VEUT qu’aucun ne se perde de ceux qu’il lui a confiés. Il est offert à nous par sa mort, « fait péché par nous », soit pluralité du corps partageable, “prenable”, quand l’unité faisait le corps vivant. Bien entendu, Jésus n’est pas offert, il s’offre lui-même. C’est pourquoi, dans ce sacrifice sans pareil, il est le prêtre (celui qui offre) et la victime (celui qui est offert). Le Père le ressuscitera avec ses plaies (vois mes mains !). Mais le Christ du Calvaire est le Christ de notre gloire : à jamais la mort aura inscrit dans le corps de l’Église l’extrémité de son amour.

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   Est-ce une rédemption ? Oui, nous sommes “rachetés”, libérés des chaînes du péché. Non, si l’on entend par là que Jésus a payé quelque chose au diable, auquel au contraire il nous a pris.

Il faut quand même se souvenir que les mots les plus parlants sont des mots parlés, et traînent donc avec eux des usages discutables. La “rédemption” désignait un rachat d’esclave, au maître duquel il fallait payer le prix. La métaphore est ici boiteuse, mais quelle importance ? Il y a bien longtemps que personne ne se trompe sur le sens chrétien du mot.

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   Qu’il en soit de même pour le langage du sacrifice et de l’offrande. Dans la prière eucharistique, il faut les entendre au sens recevable du salut accompli. Le sacrifice « de propitiation », c’est le pardon que par les mérites du Fils nous avons reçu de Dieu (ce chemin, ce si long chemin fait pour nous, jusqu’à l’émiettement et l’effusion !) ; entre le Père et nous, comme un lien souverain, ce corps distendu que son amour ressuscite. Que lui offririons-nous, en vérité, que notre reconnaissance ? Elle s’élève jusqu’à lui par son Fils, offrande de louange, sacrificium laudis.

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   Toute la prière eucharistique est adressée au Père. Elle s’achève par une ovation mystique, car dans l’action de la messe le Dieu caché se fait connaître, comme aucune pensée ne le connaît : « Par Lui, avec Lui et en Lui, à Toi, Dieu le Père tout-puissant, tout honneur et toute gloire, dans les siècles des siècles. »

   Puisque Dieu est Amour, il ne peut être mieux connu que dans l’acte le plus grand que cet amour inspire, soit l’anéantissement de son Christ pour nous.

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   Et donc, saint Paul : « Je ne veux plus rien savoir que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. » Encore : « lui qui a fait la paix par le sang de sa croix. » Encore : « lui qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. » Encore : « chaque fois que vous mangez de ce pain ou que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. » Et cent autres versets, de tous les horizons du Nouveau Testament. Toujours la croix, comme pour mesurer la profondeur de la miséricorde.

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