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Mythe, tragédie et désacralisation
Extrait du chapitre "Façons d'y voir clair"

dans Quinze regards sur le corps livré

La vérité bourgeonne dans la tragédie grecque ; elle fleurit déjà dans l'Ancien Testament.

MYTHE ET TRAGÉDIE

 

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   Dans le mythe, le héros est celui qui tue. Dans la tragédie, il est celui qui meurt.

Le mythe, apaisant par fonction, est un conte d’origine, qui installe toutes choses dans leur ordre, et dont l’objet propre est de faire méconnaître que la violence est au milieu de nous, puisqu’il la rattache à l’extraordinaire d’une aventure primordiale, où le “justicier” a légitimé notre peuple par sa victoire fondatrice sur l’ennemi. La présence, monumentale et mémoriale, de ce héros, est la face positive de l’exclusion des “autres”, auxquels s’attache désormais le caractère purement négatif de l’ignominie victimaire. (Comment l’ignorerais-je ? Entre « les boches » et le soldat inconnu, j’ai bâti ma petite enfance.)

   La tragédie nous transporte dans le mauvais camp. Et certes, son héros ne laisse pas d’inquiéter par sa conduite déraisonnable. Mais (pour la première fois?) chacun sent que la punition est ici bien plus lourde que la faute ; qu’il a été entraîné ; qu’il ne savait pas ; qu’il paie pour les autres. Première déconstruction du mythe, la tragédie est une véritable herméneutique, un dévoilement au cœur duquel nous reconnaissons notre violence propre dans la nudité du malheur d’un seul. [1]

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   Mais déconstruction imparfaite. Les dieux obscurcis brandissent encore leur foudre. La part d’arbitraire qui rend leur décret plus effrayant ne le rend pas moins redoutable. Et d’ailleurs, il n’avait qu’à lui-même ne pas faire ça – aller si loin, manquer à toute mesure, l’insensé ! Ainsi, la vérité entrevue demeure à l’abri des feux de la rampe, et la méconnaissance de l’origine interne de la violence n’est qu’à demi dévoilée dans l’esthétisation de la clameur.

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   Mythe ou récit sacré : enfermement répétitif d’une certitude sociale. Tragédie ou cruauté reconnue : ouverture aux échos humanistes de la terreur et de la pitié.

 

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L'ANCIEN TESTAMENT

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   La vérité bourgeonne dans la tragédie grecque ; elle fleurit déjà dans l’Ancien Testament. Ainsi va la pensée de René Girard, de « La Violence et le Sacré » à « Des Choses cachées depuis la fondation du monde ».

   La Bible, nous dit-il, raconte les histoires du point de vue de la victime. C’est son étrange nouveauté. Comparer Romulus et Rémus avec Caïn et Abel : Romulus fonde Rome en tuant le frère qui a franchi indûment une limite, tandis que Caïn, meurtrier, souffre de mauvaise conscience, Abel tenant le rôle du juste persécuté.

   Joseph, vendu par ses frères (l’épisode de la femme de Putiphar redouble cette exclusion) réussira à leur pardonner, et rétablira leur fortune.

   L’histoire d’Israël s’évanouirait dans ce succès, si une persécution antisémite, des siècles plus tard, ne chassait le peuple au désert, pour un exode qui est l’envers d’une conquête. L’épopée d’Israël est au Sinaï, où il reçoit la manne et la Loi. Les malheurs de l’armée de Pharaon, comme les plaies de l’Egypte, ressemblent à ces montages mythiques destinés à donner le change : ils ne servent qu’à obscurcir la vérité, en faisant des vainqueurs de ceux que l’on chassait. Ah ! certes, les Hébreux ont la nuque raide, ils ressemblent tellement à ces autres peuples dont Yahvé veut sans cesse les distinguer ! Cependant ils ont mangé, la ceinture aux reins, la nourriture de leur viatique, et le sang de l’agneau, aux linteaux de leurs portes, signe à jamais une promesse de libération.

   La révélation vétéro-testamentaire culmine dans le Serviteur Souffrant, innocent prophétique du Livre d’Isaïe :

   « Par coercition et jugement il a été saisi ;

   qui se préoccupe de sa cause ?

   Oui ! il a été retranché de la terre des vivants ;

   pour nos péchés il a été frappé à mort.

   On lui a dévolu sa sépulture au milieu des impies

   et à sa mort il est avec les malfaiteurs,

   alors qu’il n’a jamais fait de tort

   ni de sa bouche proféré de mensonge. » (Is. 53, 8 sq)

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   Mais déjà les psaumes avaient longuement brodé sur le thème (non sans terribles appels à la vengeance). Parallèlement aux prescriptions rituelles, minutieuses, multipliées, qui rassemblent Israël autour de son Temple, et associent l’égorgement des animaux à la sacralité de la Loi, un esprit de prophétie dénonce les sacrifices comme inutiles, voire répugnants devant Dieu : « Tu ne prends plaisir ni aux sacrifices ni aux offrandes (…)Tu ne réclames ni holocauste ni victime expiatoire. » (Ps 40, 7) Et encore, parmi bien d’autre versets : « Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit repentant et un cœur contrit. » (Ps. 51, 19)

   Et au commencement du commerce entre Yahvé et le père des croyants, l’histoire d’Isaac, (à laquelle sera consacré le dernier chapitre de ce livre), avait dressé l’étrange tableau d’un sacrifice à la fois exigé et impossible : « Où est l’agneau ? »

   Belle question en effet, mais réponse ambiguë du peuple d’Israël, qui demeure prisonnier, non seulement des égorgements sacrificiels et des pierres du Temple, mais, plus gravement encore, de sa propre élection, souveraine mise à part. Les Grecs, de leur côté, à l’instar des philosophes de l’Orient, restaient sous l’empire de la nécessité : la sagesse serait d’y conformer le vouloir. Et si la sagesse est universelle, c’est parce que rien n’échappe à la loi du destin, à quoi les Juifs, bizarrement, prétendent faire exception.

 

   On n’a pas attendu la philosophie de l’histoire du 20e siècle pour remarquer ces choses. Saint Paul les voyait à plein : « Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs recherchent la sagesse. Nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs. »(I Cor 1, 22)

Ce scandale de la croix, cette folie de la croix, voilà l’étape décisive de la désacralisation, par laquelle, au bout du compte, il n’y aura plus ni Juif ni Grec.

   L’œuvre de cette croix est d’abord de révélation : mettre le sacrifice à nu pour en manifester l’injustice. De ce point de vue, les récits de la Passion sont de parfaites mises en scène sacrificielles, complètement retournées par l’innocence de la victime.

 

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[1] À certains il fallut deux morts pour comprendre. J'« ai eu » deux morts, mon frère et mon oncle. Tous deux disparus dans des camps. Les camps de la mort. Affamés, éreintés, torturés… L’un d’eux, je le sais (l’autre aussi, peut-être), dit, un jour où ses bourreaux avaient éteint encore plus de mégots sur sa figure, où d’étranges visiteuses de prison l’avaient plus vilainement sali de leurs crachats : « Le Bon Dieu me fait trop souffrir. »

Tous deux périrent, pensant avoir perdu ; surent-ils qu’ils étaient sauvés ?

Deux camps d’inégale gloire. Un grand camp, bien connu, très bien noté, dont le souvenir se porte même à la boutonnière. L’autre, petit camp, ignoré, camp d’infamie, dont, quand vous en sortiez avec vos douze balles, le curé lui-même se cachait pour bénir votre corps. Après un demi-siècle, il est toujours politiquement incorrect d’en parler.

J’avais douze ans ; ce double événement me fit en politique plus adulte que bien des grands. Depuis 1944, je sais que les camps, c’est la mort, et j’éprouve, devant tous ceux qui « choisissent leur camp » avec bonne conscience, une incommensurable stupeur…

Tu as compris, Pierre, parce que tu as vu. Heureux ceux qui ont compris sans avoir vu…

 

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