Dernières stations
Extrait du Feu sans lieu
Or, la jeune fièvre n’attendait pas la fin. La jubilation amplifiait ses bulles. Pour les grands, reprise des bals, et ce qui va avec. Toute sorte de fêtes, dont la gaieté et l’inconfort mêlés, l’un et l’autre extrêmes, me font toujours sympathiser avec les carnavals des pays les plus pauvres : les riches ne peuvent pas rigoler comme ça ! Comme dans le gazogène de ‘Caïffa’ par exemple, une voiture faite pour la tournée d’épicerie, et qui conduit deux fois par semaine jusqu’à Agen (comment boucle-t-elle ses dix-huit kilomètres ? !) les jeunes d’Astaffort assoiffés des bruits de la ville. Un soir, ils se comptèrent vingt-sept, quand dix auraient été une surcharge ! Les marchepieds pliaient, la galerie gondolait, le capot lui-même jouait porteur ; quant au plancher, il rasait la terre… Quelle fièvre ! Quoiqu’on ne s’en avise guère, la couleur de nos liesses était née beaucoup plus tôt. Curieux comme les modes franchissent sans dommage les montagnes des débâcles et des victoires. Ce qui s’exprimait là, sur le ruban de la Nationale 21, s’était déjà peu ou prou manifesté dans les tue-cochon de la campagne, au plus noir de l’Occupation. Les premiers signes de la liberté nouvelle, je les trouve dans des chansons qui sont toutes nées en pleine guerre : Un maçon chantait une chanson, Y a des zazous dans mon quartier, et l’inoubliable Grand-pèr’, vous oubliez votre cheval, que Pierrot Castex révéla à notre petit monde, vers 41 ou 42, un soir de fête de la JAC. Il était étudiant (denrée rare), il avait vu Bordeaux, et déjà tout compris de Charles Trenet. Les caves de Saint-Germain-des-Prés n’auraient plus qu’à prendre la suite.
Arriva le 8 mai de la Victoire ! Redoublement de tout, et, pour mes parents, de l’anxiété. Retour des prisonniers et des S.T.O. Nouvelles liesses ! Parmi eux, comme entourés d’un cercle de silence, quelques déportés charriaient leur squelette, fixant toutes choses avec des yeux immobiles. On en avait vu en gare d’Agen. On en parlait presque à voix basse. Et recrudescence de douleur pour les familles qui avant la Libération avaient reçu l’annonce funèbre. Chez ceux-là, la guerre durerait toujours… L’administration des camps était fidèle à poster les avis de décès. N’ayant rien reçu, nous attendions Jacques. Il tardait beaucoup. Mes parents s’informaient auprès des revenants. L’un d’eux leur adressa le plus court des télégrammes : Venez. Tout était dit.
Ils allèrent donc à Saint-Vite, près de Fumel, pour apprendre que leur fils s’était échappé de Buchenwald par la cheminée du four crématoire. L’homme ne l’avait pas vu mourir, à vrai dire. Déplacé pendant quelques semaines avec un commando de travailleurs, il avait demandé à son retour : ‘Et Gardeil ? – Il est mort.’ Je le revois le jour de mon départ, ajoutait-il. Il était trop malade pour nous accompagner.. Je n’oublierai jamais ce grand jeune homme pâle qui s’appuyait à un arbre, et qui nous regardait partir.
C’était une belle oraison funèbre, un peu courte toutefois. Mort de quoi ? Typhus, misère, mauvais traitements… Jacques était jeune, grand, plutôt balèze, conditions favorables à un épuisement rapide. Et puis… Jorge Semprun m’apprit bonnement, voici peu, pourquoi il avait survécu à Buchenwald : vous comprenez, j’étais communiste, et comme les communistes avaient la sous-traitance de l’économat… Je n’en croyais pas ma télé ! Jacques n’était pas communiste. Hélie de Saint-Marc dit la même chose dans son livre. Tout allait par bandes. Les persécutés se faisaient persécuteurs, afin de survivre eux-mêmes. De cela, sur le moment, nous n’avons pas su grand-chose… Le doute subsista même longtemps dans ma tête quant au lieu véritable de sa mort. Mes parents parlaient de Dora. Buchenwald – Dora. L’homme leur avait dit que Dora était un camp-satellite, Buchenwald en avait plusieurs. On y travaillait dans une énorme mine, et la plus épouvantable des conditions. La mine de Dora avait dû engloutir mon frère.
L’annonce du décès survenu fin 43 (quatre mois après son départ de Compiègne) nous fut adressée plus tard par l’armée américaine, qui avait trouvé dans les bureaux (quels bureaux ?) un papier tout prêt, bizarrement jamais envoyé…
On me demande parfois pourquoi nous n’avons pas cherché à en savoir davantage. Mes propres enfants eux-mêmes s’étonnent. Certes, je n’ai pas dû tout retenir de ce qu’on jugeait bon de dire en ma présence. Mais je crois qu’en effet nous ne cherchions pas les détails. Assez vite, l’énorme trou domestique est devenu, outre la plaie du dedans (j’ai vu une femme pleurer pendant dix ans chaque matin), une formule figée pour le dehors : mon frère est mort à Buchenwald. C’était un fait auto-suffisant, et d’ailleurs une raison sociale, confinant à la vérité abstraite. La crevasse sonnait trop profond pour tolérer les cris de la douleur, voire les récits qui siéent aux exploits de la guerre. Pas de Théramène pour raconter ‘ça’. La béance n’avait pas de fond, elle était gris-noir, il y faisait très froid ; je ne saurais guère en dire autre chose. Ses bords assez bien marqués pour que tout continue aux alentours, pain à cuire, latin à apprendre ; mais c’était la béance, à jamais.
J’ajoute un motif terrible à notre relative incuriosité. Mon père ayant lu quelques récits fraîchement écrits par des rescapés, il ne voulut jamais qu’un de ces livres entrât dans la maison. À aucun prix ma mère ne devait savoir. Une fois, il me parla d’une brochure qui l’avait horrifié plus que les autres : « Jours francs ». Des déportés y racontent ce qu’ils ont fait subir aux bourreaux pendant les quelques jours sans loi où ceux-ci furent livrés à leur vengeance. Si vous connaissez ce livre, ne me l’envoyez surtout pas, je le brûlerais sans le lire. Les ‘martyrs’ peuvent être des saints ; la pire réussite de leurs tortionnaires est d’en avoir entraîné quelques-uns dans leur chute.
Je précise, sans être sûr d’être compris, que le murmure autour des déportés était celui des cryptes funéraires. Conçoit-on une telle pudeur ? De tout, maintenant, nous faisons spectacle. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’on enrôla ‘les héros’ dans les justes causes, les bonnes causes, et les meilleures causes. Que d’encre, alors, que de salive ! Les cadavres ont ceci de commode, qu’ils peuvent servir sans protester, autant de fois qu’on veut. Nous n’avons pas refusé les médailles, dont le gouvernement était prodigue. Nous les avons même gardées dans l’armoire, avec le petit reste. Mais mes parents n’ont jamais beaucoup milité dans les pèlerinages et mouvements de hampe. Mal récupérables.
Le nom de Jacques à peine gravé sur le monument des martyrs, nous commençâmes à apprendre par bribes ce qu’Henri avait dû subir dans son camp d’épuration, où la mode, chez les gardiens, était d’éteindre les cigarettes à même sa figure. Un jour, d’étranges visiteuses, deux jeunes filles, le firent appeler, seulement pour lui cracher dessus ! Je passe sur d’autres tourments… Suffira le propos d’un médecin interné avec lui quelques semaines, et qui dut être appelé à l’examiner pour le rendre présentable au procès. (Ensuite, les précautions redevinrent inutiles, si j’en juge par l’étonnement de ses sœurs, autorisées à voir le corps après l’exécution, et qui ne reconnurent pas leur frère mort.) Et donc, ce médecin confia beaucoup plus tard à un tiers : Je ne dirai jamais à Pierre Gardeil ce qu’on a fait à son oncle ! A-t-on bien fait de me rapporter un tel mot ? Le prisonnier avait lui-même écrit aux siens, de sa prison : Le Bon Dieu me fait trop souffrir. Cette phrase terrible, je ne cherche pas à l’oublier, je la tiens devant le Seigneur, dans la ferme espérance qu’Il sait quoi en faire.