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"Le départ de Jacques"
Extrait du Feu sans lieu

Un jour, ma mère me confia à voix basse, dans la pénombre de la farinière, accoudée à l’enfilade pour pleurer sans être trop visible, au cas où : « Je vais te dire quelque chose qu’il ne faut répéter à personne : Jacques est dans un camp en Allemagne. »

mots-clés: Guerre, Souvenirs, Enfance, Violence 

L’aîné disparu dans un crématoire nazi, un oncle fusillé comme milicien, Pierre n’a rien oublié des grands émois de son enfance.

   Quel fut le jour de la vraie guerre ?

   J’en sais plusieurs :

 

   – Celui où un long bruit d’abeilles nous porta tous aux fenêtres de la classe, avec la bénédiction de l’instituteur ; on pouvait compter, points noirs si haut placés qu’ils avançaient à peine, deux cent cinquante forteresses volantes. Ces forteresses faisaient démarrer tout le ciel. Nous sentions que plus rien ne serait comme avant… Mais c’était l’espérance, et la scène avait quelque chose de familier. Monsieur Lasprades nous avait déjà permis de saluer les passages de corbeaux (rares à l’époque, et signe de froid !) ; et pendant la récréation, la cour ne manquait pas de guetteurs pour signaler les vols de palombes, lesquelles, à la différence des avions, volaient si vite qu’on ne pouvait pas les compter toutes.

 

   – Plutôt celui où M. Jacob ne parut pas dans sa pharmacie, ayant été requis pour un grand voyage… Il était arrivé chez nous depuis quelques mois à peine (quelques semaines ?), pour faire un remplacement. Il a dû aller en faire un autre, dans un lieu où les vides ne manquaient pas. Je ne me rappelle pas la date, seulement la voix grave de mon père : Tu sais, il ne fait pas bon être juif, ces temps-ci. Signe de grand froid.

 

   – Le vrai, c’est quand même celui où Milou m’a questionné au coin de la place, côté mairie : – Où il est ton frère ? – À Toulouse… - Qu’est-ce qu’il fait à Toulouse ? – Il est à l’école. - (Avec un ricanement) : Drôle d’école ! C’est ce drôle d’école qui m’a mis un glaçon dans le cœur.

 

   Je n’en veux pas à Milou, il vibrait à l’onde de réprobation passée dans le village. Moins que réprobation : vague hostilité née de l’inquiétude. On peut bien, dans un Astaffort du printemps 43, faire semblant qu’il n’y ait pas la guerre, ou qu’elle fût seulement avant-hier, puisque les prisonniers écrivaient, recevaient des colis, et finiraient bien par revenir, puisque les Lorrains avaient fait leur paillasse parmi nous et ne menaçaient personne ; mais on supportait mal qu’un jeune homme de vingt ans se mît en ordre de bataille pour finir dans la très contemporaine prison Saint-Michel. Ainsi, c’était vrai ? La guerre avait un présent à Toulouse, et donc un avenir près d’ici ? À cette date, les maquis étaient surtout des cachettes pour éviter le Service du Travail Obligatoire. Des réseaux et trames de l’ombre ne s’échappait guère de rumeur. On écoutait la radio de Londres, mais Londres c’est loin, et même pittoresque quand l’éléphant est une libellule, dans la poésie surréaliste des ‘messages personnels’. Jacques Gardeil en prison à Toulouse, ce n’était pas surréaliste, c’était réel, et inconvenant. Et puis ‘prison’, on a beau dire, ça fait sombre… Tout un peuple vibre à des émotions impersonnelles, surtout les enfants. Je revois ce Milou à la fin de l’été 44, animant le défilé qui remontait depuis le pont jusqu’au Plateau : Mort aux Boches ! Mort aux Boches ! Personne ne savait plus crier autre chose…

 

   Jacques était donc étudiant au lycée Fermat, section Corniche. De cette prépa Saint-Cyr, mes parents ont gardé dans leur armoire, entre les sachets de naphtaline et le calot bleu ciel et rouge décoré d’insignes ardents, un carnet de chants patriotiques, mêlés à des chants non moins ‘tradi’ d’un autre style. Je saurais dire moi-même quelques vers du ‘Musée d’Athènes’, composition pour chœur d’hommes a capella : Vous y verrez la belle Alice… Je vous fais grâce de la suite ; la rime n’est pas riche, et le style en est vieux, mais le carnet fit pour nous une bien juste relique : il sentait la joyeuse, la vivante connerie de la jeunesse !

   Avec l’invasion de la zone sud, ex ‘zone libre’, plus d’école d’officiers ; quasiment plus de France. Il faut aller se battre en rejoignant l’armée d’Afrique du Nord ; décision prise avec l’accord courageux et enthousiaste d’Annette, voir ci-dessus. Part mon frère, muni des quelques louis d’or gardés pour une grande occasion, et qui ont fini dans la poche des passeurs, lesquels touchèrent aussi pour vendre les beaux jeunes gens à la Wehrmacht. « J’ai eu de la chance, nous écrivait-il de Toulouse sur un billet clandestin que je vois encore ; dans la montagne, un Allemand a tiré sur moi trois coups de revolver, il m’a manqué trois fois ! » (Tu parles d’une chance !) Et sur le même petit billet, ou sur un autre (passé comment ?) : « Je fais mes vingt ans en prison. » Mais la résolution ne faiblissait pas : il croyait à la lutte, et à la victoire. Dans une lettre permise : « J’ai perdu 12 kilos en un mois, envoyez-moi des colis, puisqu’on le peut, par la Croix Rouge. » Un peu plus tard : « Pourquoi vous ne m’envoyez pas de colis ? » Nous n’arrêtions pas, mais les prédateurs de tout poil raflaient la mise. Ce fut une des pires tortures de ma mère : son fils se sentait délaissé par les siens. Mon père fut autorisé à aller voir Jacques en prison. Qu’il croyait ! Première station : la Gestapo, où une secrétaire française l’informa qu’il fallait revenir le jeudi suivant, parce qu’aujourd’hui, la visite n’était pas possible. Une semaine plus tard, même voyage, même réponse, assortie de remarques morales sur le mauvais esprit de ces jeunes gens qui faisaient comme si la guerre n’était pas finie… Je vois souvent ce bel immeuble avec perron et jardin, où l’on s’amusait à faire venir mon père de si loin pour le plaisir de lui dire non. De chères amies habitent cette rue ; quand je leur écris, je mets toujours l’adresse complète, que les Toulousains ont raccourcie depuis longtemps : ‘rue des martyrs de la Libération’.

Au début de l’été, Compiègne. De ce grand collecteur deux messages nous sont parvenus : l’officiel du départ « dans un convoi pour l’Allemagne, le 2 septembre 1943 » ; et encore un billet par-dessus le mur. Nous avons édifié en nos cœurs un monument au civil inconnu, ramasseur et expéditeur d’une feuille qui ne se savait pas ultime, où Jacques disait le projet d’une évasion qui n’eut pas lieu. Puis rien.

 

   J’avais su la prison Saint-Michel ; entendu le nom de Compiègne. Un jour, ma mère me confia à voix basse, dans la pénombre de la farinière, accoudée à l’enfilade pour pleurer sans être trop visible, au cas où : « Je vais te dire quelque chose qu’il ne faut répéter à personne : Jacques est dans un camp en Allemagne. » Ce camp en Allemagne, je compris tout de suite qu’il n’était pas un stalag à tristesses répertoriées, comme il y en avait dans beaucoup de familles. C’était déjà, dans ma tête confuse, l’aurore d’un malheur plus grand. Mais il restait vague, et très au-dessous de ce qu’on sait… C’est après la guerre, au retour des survivants, qu’on a touché l’incompréhensible. Mon père m’a toujours dit qu’il reconnaissait les déportés à leur regard, muré infiniment. Mon ami Jouanaud m’assura en 1960 que pour rien au monde, il ne voudrait visiter Mauthausen, comme quelques camarades l’y invitaient : « Voyez-vous, Pierre, je ne voudrais même pas le survoler en avion : j’aurais trop peur d’y retomber ! »

Nous n’en étions pas là, nous, les enfants. Jacques était ‘dans un camp’, et, raisonnablement, il en reviendrait après la guerre. L’entaille, durement sentie, n’empêchait pas de vivre : point de vue bien naturel de la fratrie. Quant aux parents…

 

   André donc courtisait, dans la rue Derrière Bordes, une petite réfugiée faite à cœur. Je m’apprêtais, pour ma part, à entrer dans le secondaire, ce qui voulait dire quitter Astaffort et beaucoup grandir d’un coup. François, quatre ans, usait déjà du meccano avec sapience, et refusait de dire bonjour à sœur Julie au magasin. Une Mimi de dix-huit mois commençait à courir en zézayant de jolies choses ; or, c’est Jacques, j’y repense, qui avait baptisé ‘Mimi’ cette Marie-Thérèse au prénom encombrant ; lui encore qui, aux vacances de Noël 42, fit faire à sa petite sœur ses premiers pas sur la table de la cuisine, quatre ou cinq jours avant qu’elle eût un an. Leur enthousiasme commun est la dernière image qu’il me laisse. Vous voyez du désespoir là-dedans ?

 

 

   Autour de nous cependant, les choses avaient changé. Si je remonte à juin 40, il me semble que tout le monde suivait le maréchal. Bientôt, il allait m’écrire. Sur l’impérieux conseil de l’école, je lui avais offert une création personnelle, Monsieur le Maréchaletcoetera, et j’en avais reçu réponse personnelle : Mon cher enfant, Je te remercie pour ton joli dessinetcoetera… Il avait écrit à tous ceux de ma classe, ça avait dû lui prendre du temps. La preuve que la lettre était de lui se voyait à l’écriture, qui était comme quand on écrit, pas du tout comme dans les livres. Contre-épreuve, la qualité des sentiments : il me souhaitait bien du courage, au service de la patrie blessée. Sur l’autre page, sa photo en couleurs. J’épinglai la lettre au mur de ma chambre, à côté de la photo du pape. Puis je le vis, en 41, sur le Gravier, où nous étions plus que beaucoup… La casquette de Darlan flottait sur une mer d’huiles. Le maréchal mêla un moment ses feuilles de chêne aux étoiles des généraux vaincus. Mais comme il était le vainqueur de Verdun, sa gloire engloutissait leur désastre et donnait sa couleur à tout. À l’air, aux arbres, à l’avenir… Nos destins, cher Brutus, ne sont pas dans les étoiles, mais dans nos âmes prosternées. Avant l’heure, c’était pas l’heure… L’ai-je vraiment vu, d’ailleurs ? Nous étions côté pont de pierre, et il apparaissait dans le kiosque, à l’autre bout de l’esplanade. Mettons que je l’aie aperçu, entre autres uniformes… Avec les yeux de la foi ? J’avais les yeux de mon entourage, soit les sept ou huit cyclistes qui m’avaient entraîné dans leur peloton jusqu’à Agen. Si je sonde ce que me transmettait l’âme des ‘grands’, je trouve de la considération, un besoin de se regrouper dans la défaite, et, peut-être, l’intime réconfort des yeux bleus sous les cheveux blancs. En ce sens, tout le contraire d’un élan fasciste : la France ne prétendait aller nulle part sous sa conduite, elle se réfugiait en lui. Je ne fais pas une étude, j’essaie seulement de démêler des odeurs. On aurait bien surpris tout ce monde en l’informant qu’il collaborait avec l’Allemagne. Quelle horreur ! L’assemblée était naturellement anti-boche, surtout ceux et celles qui portaient des noms de la frontière, Mariette Vankell, Annette Esch, Claudine Lang ; elles avaient pédalé d’enthousiasme avec les Gascons aux noms de chrétiens, Paul Miraille, Jeannette Sentenat, ou les deux Gardeil.

 

   En vérité, la Révolution Nationale célébrait sur ses affiches enthousiastes le retour à une mythique case départ : retour à la terre, retour aux langues régionales, retour aux provinces ; on y invitait même les équipes de foot ! Aux noms des villes désignant les clubs s’ajoutaient désormais les tendres intonations de nos vieilles contrées, Marseille-Provence, Toulouse-Languedoc, Bordeaux-Gironde, Lille-Flandres… la régionalisation ! Pour Paris, deux équipes : Paris-Capitale et Paris-Ile-de-France, qui abolissaient l’anglicisme, désormais proscrit, des Racing et autres Red Star. Retour général à la nature, le grand en-deçà purificateur des villes polluées par l’industrie des capitalistes sans foi ni loi, ci-devant ‘finance apatride’ (dans les dessins, ils avaient souvent – mais pourquoi donc ? – le nez crochu.) Simplicité, respiration, respect des charrues et des fontaines… Le pétainisme, c’était l’écologie moins la politisation des campagnes et le sexe en tous ses états. Familles, je vous mène ! Et gloire à l’appareil de la justice, l’institution la plus proche des archaïques sacralités. Peu d’années avant le procès Pétain, je suivis le procès de Riom dans un autre magazine, dont les images avaient aussi couleur de sport ; je n’appris que beaucoup plus tard qui défilait devant ce tribunal. À huit ans, cela m’importait peu : j’étais passionné par les toges, les titres et les fauteuils ; décidément, je serais avocat.

 

   On essayait bien, grâce à Mers el-kébir, de nous faire changer d’inimitié, mais ça ne prenait pas. Les Français parlaient tous les soirs aux Français, ‘à la radio de Londres’, suscitant une sympathie qui fit quelque temps bon ménage avec le tendre respect conservé au vieillard depuis l’autre guerre. Puis l’image s’écailla, comme les statues de plâtre qu’on laisse trop longtemps au grand air. Notre curé, cependant, astiquait l’idole : Pétain était la nouvelle Jeanne d’Arc ! On était chez moi trop catholiquement anticlérical pour gober la grosse blague. Voyons ! L’occupant n’avait pas l’accent british, et Pétain était trop vieux pour le rôle. J’entends encore la basse chantante de papa parodier ‘Faust’, qu’il chérissait : La Pucelle est un peu mûre, la Pucelle est un peu mû-reu ! D’autres Français suivirent d’autres pentes, mollement, durement ; certains assez fiers (ou bornés) pour s’y obstiner après 42, quand il fut clair que Vichy n’était plus que le paillasson des vainqueurs, et même plus tard encore, pour ne pas abandonner à leur ruine prochaine le parti qu’ils avaient pris et les guides qu’ils avaient crus. (Il peut y avoir de l’honneur à cela, bien qu’il soit interdit, soixante ans après, d’en former seulement la supposition. Comme Mitterrand avait raison : Jeune homme, vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Et de Gaulle, et Pompidou, et tant d’autres, qui voulurent les premiers éteindre les braises… Ils n’y ont pas suffi. Je ne saurais donc y prétendre, mais je trouve bien injustes ces haines impérissables, et que trois mots – mais qui s’en avise ? – aient le pouvoir de décider de tout : Malheur aux vaincus !) Qui sait ? Si mon père eût été assez vieux pour faire quatorze-dix-huit, si mon grand-père eût été assez jeune pour passer la Grande Guerre ailleurs qu’à Saint-Dizier en « formation de boulangerie », nous nous serions peut-être endormis pétainistes. Cela ne fut pas.

   Ce fut même le contraire, monsieur le curé ne tarda pas à le savoir. Chaud devant, surtout avec Jacques ! Quand les autres tâchaient de modérer leur ton, mon frère l’engueulait pleine tête… C’est pourtant à lui qu’il se confessa avant son départ, après quoi le pasteur allait dire à ma mère le mot qui devint à jamais son seul et précieux viatique : « Il est parti dans des dispositions admirables ! » On ne confondait pas les genres, et le prêtre comprenait la hauteur des motifs. N’empêche : nous préférions le vicaire irlandais, anglophobe certes, mais qui sentait bon l’esprit de résistance.

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