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"Chasse, Pêche"
Extrait de Mon grand-père avait aussi un grand-père

Quand j’ai vu le lièvre, il était à plus de cent mètres, il est maintenant à soixante, toujours peinard le mec, et toujours droit sur moi. Attends, Pierre, attends… Oui, mais s’il change d’idée ? J’admire les toreros que saben aguantar. Je ne saurai jamais ! 

   Chasse, pêche, vous connaissez. Mais chassespêches, telles qu’en mon enfance ? J’aimerais que rien ne s’en perde, tant chacune contient tout. Je parle de ce tout grand comme l’arbre du Fleuve, avec le fournil les rues d’Astaffort maman et papa tous les autres le Gers aux grands tournants les perdreaux et les vignes le lièvre de Jacques mort dans le labouré de ses dix-sept ans non c’est le lièvre que je veux dire le vieux cimetière aux tumulus verts et le nouveau avec des morceaux de Bon Dieu sur les dalles et le plus grand morceau sur le clocher surtout vers le Sanctus quand l’ange de bronze annonce à nos campagnes comme Jésus-Christ va mourir aussi et revivre mêlé à l’air bleu sur le parvis vous voyez moi aussi je sais y jouer mais je préfère les phrases avec ce qu’il faut devant derrière et au milieu

Sinon, je trouve qu’y a pas jeu, ou alors on est un poète, et on dilate en lignes inégales les morceaux du dedans pour autrui régaler. Mais ça, j’ai jamais su. Et que donc mon français y aille si ma muse n’y peut aller ! J’ai dit ‘français’, je n’ai pas dit foutraque, le foutraque étant réservé, depuis Céline et Joyce, très coupables demi-génies, aux vrais-sans-génie du ‘hors ponctuation’, petits malins laissant croire qui zy sont allés et qui zen reviennent trop palpitants pour respirer comme tout le monde. Méchants en plus, croyant faire peur et mal en semblant, tueurs en vrac et en mots. ‘Poésie’, qui zosent même dire quelquefois. Truqueurs, va ! J’emmerde ces gens d’armes et leurs pieds mal chaussés.

 

   Oui, Bernard, tu attends que j’aie fini. Eh bé ça y est. La chose peut commencer.

 

   Vaste chose… Soit le plus simple à dire, et qui ne décrit pas mal les mouvements de la mémoire : c’est ma journée des quatre lièvres, le premier sans le voir, le deuxième sans le savoir, le troisième sans le vouloir, le quatrième sans l’avoir !

   De théorie et d’expérience Vincent est un chasseur, quand je suis encore chien fou. En fait de chien, nous avions Bis, une femelle ‘braque allemand’ parfaite sur les cailles. Mais c’est un lièvre qu’elle lève dans la petite vigne du Plumet (prononcer le ‘t’, svp) ; filant dans la ligne de mire, elle empêche Vincent de tirer : À toi le lièvre ! Ah bon, où ça ? Il remonte ! En bout de rang, le fourré lui barre la route, il a dû faire un superbe angle droit. À toi ! Je le vois, je le vois plus, je le vois, il faut faire vite, mais je tire au jugé car je ne le vois plus… Tant pis ! La chasse est quand même bien partie, avec cette émotion de sept heures du matin. Question de méthode, le beau-frère va voir quel sentier le coureur a pu suivre… Le voilà ! Et il le tient par les oreilles : ça fait tableau, en bout de vigne… Je l’ai donc tué sans le voir, beau levraut de presque quatre livres, ce gibier s’appréciant toujours au poids. D’où les trois cas : jusqu’à quatre livres, à la broche, ou rôti par défaut ; de quatre à six livres, le râble rôti, le reste en civet ; six livres et plus, tout pour le vin rouge. (Mais certains sauvent encore le râble de la sauce. Ça se discute…)

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   En fait, nous cherchons les perdreaux, pour quoi la chienne est souvent plus gênante qu’utile. Certes elle fait les haies, traque au fort des maïs, mais elle risque à plus d’un coup de les lever loin des chasseurs. Vous devez savoir qu’en Gascogne années cinquante, toutes cultures sont de petit champ. On admire chez Lussert un maïs de quatre hectares : c’est le commencement de la folie des grandeurs ! Bientôt, bientôt, l’arrachage des haies et des petites vignes, les fossés comblés, les charrues trisocs, les moissonneuses à trois mètres de coupe. Est-ce avec ça (aujourd’hui la moindre des choses), qu’on voulait aplanir les voies du Seigneur ? Ce n’est pas lui qui est venu… Retenez qu’on voyait jadis un arbre au milieu d’un champ, toujours des haies faisant bordure, et de vieux chemins à fossés. Cette modeste politique de la nature et des cultures gouvernait une politique de la chasse devant soi, libre et baladeuse, ou minutieuse et réfléchie, selon. J’en appris les lois et coutumes avec piété, avant qu’elle ne devînt obsolète… Saurais-je aujourd’hui me tenir, dans une battue au chevreuil ou au sanglier ? Et comment font-ils pour les perdreaux, quand des champs de quarante hectares sont parfois déchaumés début septembre ? Dieu merci, je mourrai sans le savoir !

 

   Pardonnez la rencontre, que je n’ai pas voulue : c’est aussi ‘sans le savoir’ que me fut offert le second lièvre. Trois heures de suite, nous avions fait les chaumes : pas de caille dans le coin ; cherché les perdreaux dans les maïs et dans les vignes : une seule compagnie, envolée trop loin et passant la rivière dès sa première remise… À une autre fois ! Vincent ratissait toujours ; quant au porteur de lièvre, il avait trouvé sa borne miliaire – pour parler latin, car nous avions marché dix fois mille pas ! Y en a assez, et les grosses pierres, c’est fait pour s’asseoir. Or, que faire sur sa borne à moins que l’on n’y songe ? J’ai déjà la tête baissée, dans les grosses questions à l’étude : La métaphysique est-elle possible ? Et la liberté, illusion ou plutôt expérience fondatrice ? Et dans ce dernier cas, cette expérience ne rend-elle pas vaine la question précédente ? Ça vaut la peine d’y penser assis… à condition de se redresser de loin en loin pour respirer et sécher le reste de sueur… Putain il arrive, droit sur moi ! Énorme, il est énorme. Et tranquille : il ne m’a pas vu. Va-t-il m’encoquer tout à l’heure ? Il s’agit de me lever au bon moment : si je pouvais l’ajuster entre quinze et vingt mètres… C’est compter sans ce caractère qu’avait si bien décelé monsieur Escard lorsque, choisissant l’attribut idoine du sujet, il me faisait réciter à huit ans le présent de l’indicatif de Je suis impulsif. Oui, oui, mais je voudrais l’y voir, hic et nunc, monsieur Escard, arriverait-il, lui, jusqu’à la troisième personne du pluriel ? Quand j’ai vu le lièvre, il était à plus de cent mètres, il est maintenant à soixante, toujours peinard le mec, et toujours droit sur moi. Attends, Pierre, attends… Oui, mais s’il change d’idée ? J’admire les toreros que saben aguantar. Je ne saurai jamais ! Quand je me lève, il est encore à cinquante pas, et il prend la tangente dans un fabuleux changement de vitesse. Pan sur lui ! sans effet que le profilage encore plus fin des oreilles… re-pan ! re-rien, il file toujours, un moment poursuivi par Bis qui l’a vu quand je me suis levé. Vincent a rappliqué en vitesse, j’explique la situation en long et en travers, la chienne enfin revenue sue bruyamment avec sa langue… mais pourquoi j’ai pas attendu ? ! Il allait bader comme oncques lièvre ne bada. Mais pourquoi ? ! Notez que si je m’engueule, c’est que je crois à ma liberté. Peut-être, mais je l’enchose, qu’elle le sache ! Si je tenais ma précipitation devant moi, qu’est-ce que je lui botterais le cul !

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   Et puis la jeune fille… si, si, comme dans les contes, une gardeuse de dindons : tout là-bas elle nous fait des signes, et elle crie, mais quoi ? Nous approchons, intrigués et polis. Serions-nous, sans l’avoir vu, dans une ‘chasse interdite’ ? Interdit, je ne tarde pas à l’être ; car Ghislaine (prononcer Gisselaine) me tend le lièvre au bout de son bras nu : Tenez, le chien de garde vous l’a attrapé dans le sainfoin. Mon Dieu, sans le savoir ! Et notez qu’il fait ses sept bonnes livres. Je ramène le rôti, le civet, un vague sentiment de réussite imméritée, et le doux souvenir d’une aimable bergère. Ma chance du matin me fait presque honte, mais le final me rassure, car enfin, me l’aurait-elle offert si je n’avais été joli garçon ?

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   Retour pour la messe de onze heures… peut-être ai-je dormi durant le prône. Le repas, cliquetant d’interjections, est narratif et lyrique. Excité par l’enthousiasme de mon verbe, je dissipe sans trop d’efforts la torpeur qui me va si bien sur les deux heures ; puisqu’il faut y aller… Ce sera la plaine de Sainte-Gemme, après les coteaux qui nous ont promenés du Plumet à la Salamone. Maintenant nous sommes trois, les deux du matin lestés par un sexagénaire. Voiture rangée, fusils chargés, à peine quittons-nous la route qu’une belle compagnie nous entraîne d’un chaume à une vigne, puis à un ‘rendail’ : figurez-vous une haie très épaisse, qui occulte la courte pente entre deux champs ; quelques arbres parmi, épaississant le fond de sauce. Ah oui, savoureux perdreaux : dans cette ombre compacte, ils se croient régulièrement à l’abri. Bis les déloge – le doux frisson pour les oreilles ! – Vincent fait son doublé : joli moment ! À la remise, je tue le mien. Ça s’excite… Encore un ruisseau pour séparer de nous la compagnie, mais nous ne prendrons pas le petit pont de bois, ce serait nous forlonger de nos parages. Et peut-être avoir l’air de chercher une autre bergère, nous ne sommes plus si loin des prés… La liberté, non la licence, c’était ça, la chasse devant soi, entre mon Antiquité et mon Moyen Âge. D’ailleurs, le sage nous rappelle. En coupant par ce petit sorgho, on sera vite… Oui ! Mais qu’est-ce qu’il y a, entre les deux premiers rangs de ce petit sorgho ? C’est pas vrai, mais c’est pas vrai ! Il m’attend, à peine raide, presque chaud. Celui-là – encore un sept livres – c’est vraiment sans le vouloir. La décence est de chercher le chasseur. Appels, cris, circonvolutions, personne dans le quartier… Eh bien, il faudra donc que je me l’approprie. D’abord étonnés, puis gentiment envieux et blagueurs, mes voisins commencent à me regarder comme un sujet chassant mal identifiable : c’est pas possible, tant de lièvres offerts par une obscure providence ! Quel pacte ai-je signé, et avec qui ?

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   Je m’efforce de rentrer dans le rang, la jouant méthodique et circonspecte jusqu’à l’heure où les ombres s’allongent. Par les labours luisants, je règle mon pas sur celui des sages : la partition est un peu bien monotone. Tant y a que le moment venu, c’est encore à moi qu’échoit le thème : le quatrième lièvre démarre à quinze mètres, au creux de mon sillon, immanquable dans l’infini du champ labouré. Sur mon coup de fusil, il cabriole (et qu’aurait-il pu faire d’autre ? Aujourd’hui, je suis invincible !), mais le diable repart ! Après le sel, le poivre : nouvelle cabriole… mais il repart encore… Aux dernières nouvelles, il court toujours (à supposer que les lièvres puissent devenir quinquagénaires.) Celui-là, ce sera sans l’avoir.

 

   Qu’a voulu dire le destin, par ces facéties improbables ? Qu’on a toujours tort de se croire arrivé, avant d’être dans son garage ? Que la fortune est femme, aimant et n’aimant plus ? Ou, peut-être (haussons-nous du col), que la plus profonde vérité de ce monde est celle que Fellini sut formuler, après réflexion sur l’étrange géométrie de son rhinocéros, embarqué dans la cale de « La Nave va », et suggérant au chroniqueur-cinéaste le fin mot sur un prétendu sens de l’histoire : Je suis là, nous dit-il, pour raconter ce qui se passe ; mais qu’est-ce qui se passe ?

   Un récit. Il se passe un récit dans nos têtes… Dans le monde – mais y a-t-il ‘un’ monde ? –, dans le monde je ne sais.

   Il se passe un récit entre nous. Tout est vrai dans ces aventures, or si la journée fut plus longue que le compte rendu, si de la journée le compte rendu est l’élixir, c’est que raconter constitue la vraie chose, à savoir le lien heureux avec les autres que tente la parlerie, après la ‘partie’ de chasse. Toute mémoire n’est peut-être qu’un long désir de raconter, de prendre avec soi, d’où l’agencement du souvenir, sur quoi la ‘psychologie’ s’interroge… Ici, c’est tout clair : la rime en ‘oir’ fait dresser l’oreille aux écoutants ; ainsi je les embarque sur mon esquif, je me loge au centre rassurant de leur attention ; c’est si chouette que ça mérite même un bistrot autour, avec les réclames criardes et l’eau claire qui trouble le pastis (pas la télé, y a pas la télé encore ! Et, putain, qu’elle vienne jamais !) ; ou alors, un repas qui se prolonge, quand personne n’a plus envie de partir, et qu’il le faudra quand même, mais plus tard, bien plus tard… Jules Romains avait compris ça, lovant son vélo entre Bénin et Broudier sur la longue route d’Issoire. « Alors ils connurent le bonheur d’être trois. »

 

   – Et la pêche ? Vous aviez dit « chassespêches »… Oh ! la pêche… C’est pour les vrais peintres, qui ne savent pas où la rive commence et où l’eau finit. Trop fort pour moi, maintenant je le mesure. Je vous recommande plutôt Bergman et son ‘retour à l’Être’, vrai sujet des « Fraises sauvages », où l’antériorité de l’eau regarde si bien du côté du Père, au moins trois fois dans ce film miraculeux :

Dans la scène familiale, quand le héros adolescent voit son cousin embrasser à sa place la fille qu’il aime (Bibi Andersson, vous vous rappelez ?), le père que l’on cherche en vain est parti pour la pêche.

Dans la scène du restaurant, où les jeunes gens sollicitent le vieux savant positiviste – ‘docteur jubilaire… idiot jubilaire !’ –, c’est adossé à l’immense plaine de l’eau qu’il récite un poème mystique jamais oublié depuis l’adolescence : « Puisque si belles sont les choses, combien belle doit être la source !… »

   Dans la scène finale du cœur réconcilié, (Réjouissez-vous, car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie !), nous voyons avec lui, pour la première fois, béni par les arpèges paradisiaques de la harpe, le Père pêchant parmi la paix miraculeuse du lac. Et l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux.

 

   Que voulez-vous que je raconte, après ça ?

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