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"Un mousquetaire noir"
Extrait de Mon grand-père avait aussi un grand-père

La grosse patache qui relie Auch à Agen matin et soir se trouve déjà à mi-pente quand un homme jeune, l’air farouche et la chemise ouverte, lui barre le chemin en brandissant un sabre : « Halte ! Halte-là ! » 

mots-clés: Souvenirs, Enfance, Musique, Église, Amour  

De mon père, donc, ce récit qu’il tenait peut-être d’un contemporain, ou de son oncle André, lui-même instruit par ses parents… 

   Princesse Aurélie Ghyka : On peut lire ces mots sur le deuxième monument à gauche en entrant dans le cimetière Saint-Gervais. Et chacun se demande qui fut cette femme dont les restes ici reposent. Ghika (ou Ghyka) : famille princière roumaine d’origine albanaise, dit le dictionnaire Robert des noms propres, qui a donné de nombreux princes de Moldavie et de Valachie, du 17e au 19e siècle. Monsieur Robert ne s’est pas fatigué ! Que n’a-t-il cité le prince Vladimir Ghika, qui, entré dans les ordres, mourut en prison le 17 mai 1954 parce qu’il avait refusé héroïquement, dans la Roumanie communiste, de se faire « prêtre de la paix » et de rompre avec Rome, devenant ainsi le compagnon de martyre de nombreux évêques et prêtres du pays ! (Si cela ne mérite pas la citation…) Est-ce avec celui-ci que Jacques Maritain avait entretenu correspondance, entre les deux guerres ? Et ne fut-il pas d’abord un diplomate en poste en France ? Je le confonds peut-être avec un ascendant, dont j’aurai à dire quelques mots…

   Au vrai, je sais peu de chose de la grande histoire, mais je sais beaucoup de mon enfance ; et aussi depuis mon enfance, qui écouta ladite histoire aux portes de cent légendes, épiques parfois, plus souvent picaresques, pittoresques toujours, et nimbées de cette gloire mélancolique qui donne son parfum sui generis aux récits ayant longtemps séjourné dans le tonneau sans fond de la mémoire. Peut-on garder à ces récits la fragrance d’un tel parfum quand on les sort de ce tonneau pour les coucher sur les pages d’un livre, comme on épingle les herbes sèches entre les feuillets d’un herbier ? Personne ne le croira. N’empêche : instruit par les rumeurs de quelques villages (Astaffort, Lectoure, Ligardes… et Lubères principalement, Lubères amoureusement), je me sens en charge de les acheminer jusqu’à mes arrière-petits-enfants. Pourrai-je encore parler quand ils les pourront entendre ? Crainte que non, je m’essaie à les écrire. De mon père, donc, ce récit qu’il tenait peut-être d’un contemporain… ou de son oncle André, dit ‘toutou’, lui-même instruit par ses parents, et qui habitait avec eux les Galis, tout près du théâtre des premières opérations !

 

   Lectoure, 1853. Plaçons-nous donc, s’il vous plaît, à mi-côte de ‘l’auzero’ (dite aujourd’hui de Foissin) qui monte vers Astaffort un kilomètre après la sortie de la ville. Voyez l’état des routes en ce commencement du Second Empire, pavés aux meilleurs endroits, pierre concassée, poussière qui si vite devient boue. La grosse patache qui relie Auch à Agen matin et soir se trouve déjà à mi-pente quand un homme jeune, l’air farouche et la chemise ouverte, lui barre le chemin en brandissant un sabre : « Halte ! Halte-là ! » Le cocher hésite ; les chevaux, qui étaient au pas, s’arrêtent d’eux-mêmes ; il n’y a plus à choisir. D’ailleurs, l’autre, désignant les grosses haies de chaque côté de la route : « Vous m’obéissez, ou je fais tirer mes hommes ! » Et les cinq ou six voyageurs, qui montrent leur nez aux vitres de la voiture, peuvent voir, entre les branches feuillues, des canons de mousquet braqués sur eux. Quant aux ‘hommes’, on ne devine guère que leurs bonnets rouges sur des têtes présumées menaçantes. « Descendez la caisse du trésor ! » Comment sait-il ? La voiture transporte en effet trois mille écus, bien enfouis sous les pieds du cocher. Le chargement vient de Tarbes et descend à Agen, section ‘fournitures des armées’ ; c’est écrit sur la caisse, mais du diable si quelqu’un aurait essayé de l’ouvrir ! ce ne sont que serrures et cadenas… Quand on a fait le transbordement, aux ‘affenages’ d’Auch, deux militaires ont suivi le précieux fardeau ; or les voilà, penauds comme le dernier des pékins qu’ils accompagnent. Ils n’ont pas eu le temps d’armer leur pistolet…

La caisse n’est pas grosse, mais les voyageurs doivent se mettre à trois pour la descendre. Sur ordre, tout le monde remonte, sur ordre tout le monde s’en va, tandis qu’un coup de mousquet précipite l’allure. Le Trésor Public ne reverra jamais cette petite fortune.

   Et Lectoure ne reverra plus Jean Soubeyran, inquiétant héros de l’aventure après laquelle on juge bien qu’il n’avait plus qu’à disparaître. Des complices ? Sans doute, mais on ne l’a pas su. En tous cas, il était seul pour l’extorsion des fonds. Les ‘hommes’ en armes n’étaient que de vilaines défroques sur balais, affublées de bonnets rouges. Il est vrai que les haies sont épaisses, en ce temps-là, et assez branchues pour supporter des canons de fusils. Quelle confusion, quand les gendarmes ont trouvé ça ! Dans sa métairie dépendant de Vacquié, Jean laisse sept ou huit guenilles et quelques chaises : misères de manant plutôt que biens monnayables. Sa fille, encore enfant, s’est évaporée avec lui. Depuis longtemps sa femme est morte. On vendra à la criée trois lits et les casseroles…

 

***

 

   Paris, 1855. La France inaugure ses expositions universelles, vexée que l’Angleterre ait déjà eu la sienne. Mais l’idée était française, paraît-il, et la chose serait plus brillante chez nous ! « Paris, capitale du monde civilisé » comme dira bientôt la superbe illustration qui décorait encore, quand j’avais dix ans, la salle à manger d’Armand et Marie-Louise. L’Europe des riches (à défaut du ‘monde’, bien lointain et encore ‘sauvage’), se presse au champ de Mars, d’où part le défilé inaugural, soit d’innombrables ‘chars industriels’ précédés par deux cents trompettes de cavalerie et scandés par des abstractions devenues figures des croyances nouvelles : chars de l’Industrie, des Arts, des Sciences, de l’Agriculture et de l’Humanité. Deux ans à peine, et monsieur Homais lèvera son verre « à l’industrie et aux Beaux-Arts, ces deux sœurs ! » Aujourd’hui, la force en marche s’avance et se regarde avancer, ses négociants, ses ingénieurs, ses officiers, ses officiels, ses officieux, ses actionnaires…, et du mois de mai 1855 (inauguration le 18 par leurs Majestés Impériales) au mois de janvier 56, tout Paris remue, va, vient, crée, crie, produit, vend et revend, achète. Quel visiteur voudrait rentrer chez lui les mains vides ? À l’heure du progrès, les antiquaires eux-mêmes se frottent les mains.

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   Parmi ceux-ci, monsieur Procure tient boutique au Palais-Royal. Un matin d’avril, il reçoit un client très cossu d’apparence, Hollandais content de Paris et des affaires qu’il vient d’y traiter, et qui ne veut s’en retourner sans rapporter à sa femme quelque précieux souvenir. On lui montre des vases, des parures, des livres anciens… sans le décider. Or, comme un nouveau client se présente pour prendre livraison d’une commande, il le laisse passer, circule quelques moments dans le fond du magasin. – Alors, cher monsieur, lui demande ensuite Procure, avez-vous trouvé votre bonheur ? – Mieux que ça ! Et l’étranger présente à l’antiquaire un violon qu’il a sorti d’une espèce de meuble-bibliothèque, après la dernière vitrine. Combien me demanderez-vous pour ce Guarnerius ? – Mais, mais… ce violon n’est pas à vendre, et pourquoi parlez-vous de Guarnerius ? – Ne me dites pas que vous l’ignoriez ! Notez, cela expliquerait que vous l’ayez laissé dans ce placard ! Maintenant, tenez ; je ne veux pas vous prendre en traître : regardez, à travers les ouïes, ce ‘AG’ gravé au feu, qui fait signature. Les brûlures du bois, vous voyez ? Naturellement, on peut demander une expertise. Et de toute manière, il est bon qu’un luthier d’abord le prenne en main. Mais je n’ai pas de doute… Deux cent mille francs ?

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   L’énormité de la somme fait vaciller monsieur Procure. Deux cent mille francs ! Ce vieil instrument vaudrait deux cent mille francs ? Il ne sait que dire… Croyant à un calcul, l’autre revient à la charge : Deux cent cinquante mille ! – Mais… je ne peux pas. Voyez-vous, ce violon n’est pas à vendre. Et l’antiquaire raconte comment, au début du dernier automne, il a reçu un humble personnage, presque propre bien que très ravaudé, qui lui proposait un violon, non pour le vendre, je ne voudrais, mais pour avoir quelque argent sur ce gage. Un beau gage, ancien et en bon état. Brave homme, je ne suis pas le Mont-de-piété. Allez plutôt y voir ! Mais l’autre avait insisté : il connaît mal Paris ; au bout d’un parcours de misère, il a mangé ses derniers sous pour payer un voyage dans la capitale dont il se promettait bien du secours. Or, le parent qu’il vient chercher est mort depuis peu, lui a-t-on dit dans la maison proche de l’église Saint-Paul. Pas très loin d’ici. C’est pour ça que… « Il a laissé ce violon pour vous, disant que vous comprendriez. » Oui, cet instrument avait appartenu à ma mère, qui en jouait si bien, et qui l’avait confié à ce cousin monté à Paris, à charge pour lui de me le remettre à mon retour des Antilles, où j’étais censé ‘réussir’. Pauvre réussite ! Il ne me reste qu’à rentrer en Touraine. Prenez-le, je vous prie. J’espère me refaire, et je viendrai le reprendre dans quelques mois, sûrement avant la fin de l’année prochaine.

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   Le dénuement moral du personnage avait fini par attendrir monsieur Procure, qui ne risquait pas grand-chose sur les deux cents francs avancés : le violon valait au moins cinq fois plus ! – Et voilà qu’aujourd’hui vous me dites… Mais enfin, il n’est pas à moi. – Trois cent mille ? – Vraiment, je ne peux pas ! De sueur il mouillait sa chemise. L’autre : – Trois cent mille, je n’irai pas plus loin. Je vous donne au moins mon adresse à La Haye. Tâchez de convaincre votre prêteur ; je pense que ce sera sans peine ! Faites-moi un reçu : je vous laisse dix mille francs en droits de préemption. Je dois revenir à Paris pour la clôture de l’exposition universelle, où mes commis tiennent des modèles de nos machines. J’espère que vous n’aurez pas à me rendre ma caution. Et que vous pourrez m’écrire bientôt.

   L’été passa, puis l’automne. Procure pensait tous les jours à son pauvre déposant : viendrait-il avant la date fatidique, l’exposition s’achevant en janvier ? Décembre… On ne vivait plus, chez l’antiquaire. Viendrait-il enfin ? Oui, il vint enfin, petit Noël tout juste avant l’heure, un peu plus gaillard et franchement propret. La rencontre eut bien du pathétique. D’abord le vieux refusa : vous comprenez, ma pauvre mère nous avait fait promettre… Procure proposait déjà cinquante mille. À cent mille, l’autre pleura, mais il s’obstinait. À deux cent mille, il finit par craquer, entre sanglots et commencement des remords… Procure, qui gagnait cent mille francs dans l’affaire, lui comptait déjà les billets avant de les mettre sous grosse enveloppe. Il allait écrire à La Haye dès ce soir…

   L’histoire finit là. Le vieillard et le Hollandais étaient la même personne. Soubeyran, qui avait du culot, avait aussi bien des talents, même celui de pyrograveur.

 

***

 

   Marseille, juin 1858. Les cloches de la cathédrale sonnent à toute volée, car c’est aujourd’hui que monseigneur ordonne douze prêtres, dont quatre partiront aussitôt en mission. Non point l’évêque de Marseille, malade depuis de longs mois, et qui ne réside plus en son évêché, mais monseigneur d’Etiolles, archevêque de Rouen, vieil ami de notre pasteur depuis leurs études parisiennes, et qui très volontiers assume son remplacement en cette grande circonstance. Il est sur le chemin de sa visite ad limina, soit ce voyage à Rome que chaque évêque est tenu de faire tous les cinq ans, et au cours duquel celui-ci compte bien presser l’administration romaine de pourvoir au remplacement de son ami, hélas démissionnaire, et dont il donne lui-même de pauvres nouvelles, l’ayant rencontré avant-hier dans sa résidence d’Uzès.

   Hier samedi, il a fait la connaissance des ordinands, qui ont reçu de lui l’impression d’un pasteur attentif, réservé peut-être, mais – c’était visible – conscient de la gravité de sa tâche. Le directeur du grand séminaire, qui les accompagnait, et qui demain l’assistera, lui a fait visiter la cathédrale, des arcanes de la sacristie aux galeries supérieures et à la tribune de l’orgue. L’archevêque s’est même essayé à l’instrument… Puis il s’est retiré, avec son domestique, dans l’appartement à lui réservé, et qui est contigu à l’édifice : il n’aura même pas besoin de sortir pour se retrouver demain à la sacristie. Dieu merci, ce lieu restera plus tard ‘bien d’Église’, contrairement à l’évêché lui-même, qui deviendra bien public à la séparation, et qui abrite aujourd’hui le commissariat de police de Marseille. Qui aurait pu croire que des choses pareilles dussent un jour arriver en France ? Pour l’heure, cet évêché est en travaux, ce pourquoi monseigneur de Rouen n’a pu y être accueilli.

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   Le concours de peuple est impressionnant pour entourer la procession qui du parvis monte jusqu’au chœur : après la tourmente révolutionnaire, la France est vraiment redevenue la fille aînée de l’Église ! Monseigneur d’Etiolles, sorti pour figurer un accueil rituel, multiplie les bénédictions, avec la même apparente bonté qu’il mettra tout à l’heure à faire baiser son anneau épiscopal. La cérémonie est longue, mais le prélat l’accomplit sans fatigue sensible (quoiqu’il arrive à peine de l’autre bout de la France !), enchaînant d’une voix claire – et un peu chantante – les longues prières précédant l’ordination proprement dite, tandis que de jeunes séminaristes se relaient pour lui tenir le livre sacré, qu’on place ensuite sur le pupitre du grand lutrin.

   Midi est largement passé lorsque la foule se retire dans le fracas des grandes orgues. Un abbé attend monseigneur, qui fait pour l’heure baiser son anneau, et va, par la sacristie, rentrer dans son appartement pour quelques minutes avant d’être conduit au grand séminaire : les familles des nouveaux prêtres y sont invitées à partager un joyeux repas avec les principaux du clergé de Marseille.

   Un quart d’heure passe… pas de monseigneur, ni de domestique. Vingt minutes… Monseigneur a-t-il besoin de tout ce temps pour se changer ?… Ou lui serait-il arrivé quelque chose ? L’abbé traverse la sacristie : tout est en ordre. Il appelle. Pas de réponse. Il prend la liberté de gagner l’appartement… il ne trouve personne. Mgr d’Etiolles serait-il sorti par la porte qui donne sur la ville ? Seul le loquet est fermé, et la clef est à sa place. Mais il n’y a pas l’ombre d’un archevêque dans la rue… ni sur le boulevard adjacent. Quelqu’un, sottement zèlé, aura contrarié l’ordre prévu, et sera venu chercher l’hôte par l’extérieur. L’abbé peste contre ces importuns qui font partout les nécessaires, et tâche de masquer sa mauvaise humeur lorsqu’il arrive un quart d’heure plus tard au grand séminaire… où monseigneur d’Etiolles ne se trouve pas non plus.

   Alors ? Alors, rien.

   Cette histoire aussi pourrait finir là. Qu’en dire, si ce n’est qu’on s’aperçut avec plusieurs jours de retard que les pièces les plus précieuses, et justement renommées, du trésor de la cathédrale – deux ostensoirs d’or garnis de pierres rares et un calice incrusté de diamants, qu’on expose au public une fois l’année – ne se trouvaient plus dans la pièce contigüe à la sacristie, où le directeur du séminaire avait eu la sottise de les faire admirer à son visiteur. Jusque là personne n’avait cherché trace de vol, on s’ébahissait seulement de la disparition d’un archevêque !

   Il réapparut… mais le vrai, cette fois ! Un matin, des passants le trouvèrent, baillonné et les yeux bandés, sur le trottoir du séminaire. Il raconta comment un couple, l’enlevant à Uzès comme il regagnait sa calèche, l’avait gardé dans la montagne (quelle montagne ?) sans qu’il ait rien pu voir du chemin qui l’y avait conduit deux jours avant la cérémonie, et, cette nuit, abandonné sur ce trottoir. Mais alors, et l’autre ? Oui, l’autre, celui qui avait… non, il n’avait pas osé ? ! Personne n’aurait osé…

Et les nouveaux prêtres… qui n’étaient pas prêtres ? On refit leur ordination, à moindre éclat, et on valida les sacrements qu’ils avaient pu distribuer. Pour un des missionnaires, déjà partis, la chose était d’autant plus difficile qu’il avait péri dans le naufrage de son bateau, où plusieurs fois il avait dit la messe et entendu des passagers en confession. Oh ! supposa avec un peu d’humour le grand vicaire, Ecclesia supplet… L’Église, dans ce cas, je ne sais… le Bon Dieu, plus sûrement !

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   Soubeyran ne se vanta jamais de cette audace ; vingt-cinq ans plus tard, il la déclara cependant, avec bien d’autres manquements, au confesseur qu’il avait appelé avant sa mort. Car il eut une mort de bon larron, mettant sur le compte de Notre Seigneur la charge de son salut, sur le sien l’aveu et le regret sincère de bien gros péchés, avec le commandement de les rendre publics. Comme ce confesseur s’étonnait de sa capacité à accomplir une cérémonie aussi compliquée que l’ordination de Marseille, il lui dit bonnement qu’il avait fait huit années de séminaire à Auch – y compris l’initiation à l’orgue et tout le latin qui va avec – avant de retourner paysan à Lectoure, mais que ni l’une ni l’autre condition n’avait pu le retenir. – Heureusement ! dit le prêtre. Je ne sais ce qu’aurait fait le Bon Dieu d’un pareil serviteur de l’autel ! – Qui sait ? Vous voyez bien qu’il est en passe de faire de moi un saint, dit Soubeyran qui connaissait son catéchisme. Et l’autre, avec douceur : – Attendez-vous cependant à faire un peu de purgatoire…

 

***

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   À vrai dire, le purgatoire était commencé depuis quinze ans ; ce sera le dernier récit de mon chapitre. Je dis ‘mon’, car si je n’en sais pas davantage, le drôle avait dû en faire bien d’autres…

Or donc, peu de temps après la mirifique vente du susdit ‘Guarnerius’, Soubeyran n’avait pas tardé à mener grand train. S’appuyant sur certaines relations de sa province – toujours quelques Gascons ont fait figure, voire grande figure, à Paris – il s’introduisit dans le monde. Les pistoles faisaient oublier ce qui pouvait rester d’accent. Il fit construire une luxueuse demeure porte Dauphine, au bas de ce que nous appelons aujourd’hui l’avenue Foch. Et certes, le coin n’était pas tout à fait ce qu’il est devenu, mais on y était tout près du bois, et à deux pas des hippodromes… Il ne faut parfois que se montrer tenace pour entrer dans un monde où l’on n’est pas né. Soubeyran, passionné de caractère, ne manquait pas non plus d’une adresse diabolique, le lecteur s’en est aperçu. La ‘réussite’ ne tarda guère ; depuis longtemps, il brodait pour sa fille une destinée d’aristocrate. D’un bal à un autre bal, elle rencontra plusieurs fois ce diplomate roumain dont le seul nom de prince Ghyka suffit à faire battre ses paupières, pour ne rien dire de son cœur. Emotion partagée. Entre nobles, car son père s’était déjà décoré d’un titre invérifiable… quelque marquis de Parembas. Le mariage allait suivre, à Saint-Honoré d’Eylau ; et la réception fut somptueuse, dans un grand restaurant du bois.

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   La fatalité, qui volontiers emploie l’amour, se mit en route avec le voyage de noce. Aurélie était naïve, à proportion de son charme juvénile. Comme le prince souhaitait connaître le château de son enfance, elle l’emmena jusqu’à Lectoure, et au bas de la côte de l’auzero (l’alisier en gascon, mais aussi bien l’oiselle, dès que l’accent change de place…), elle fit quitter la grand-route au cocher qui dut prendre à droite l’étroit chemin menant jusqu’à la masure. – Mais… mais, où est le château ? demandait le prince. – Nous approchons, mon chéri. Et pensant que l’amour pourrait tout, elle découvrit naïvement les trente pierres du taudis à celui qui, jugeait-elle, l’aimait assez pour pardonner, comme on lit si bien dans les contes.

   Sans un mot, il débarqua la belle, fit tourner bride, rentra à Paris. Jamais elle n’en reçut le moindre signe. Et quelques jours après cet abandon, un homme de loi vint lui signifier les conditions de son existence future. Restant, en dépit de tout, ‘princesse Ghyka’, on achèterait pour elle une demeure convenable à son rang ; elle recevrait une rente, avec les services de trois domestiques. Maître L…, notaire à Lectoure, pourvoirait à tout cela, et elle n’aurait commerce avec le prince que par son intermédiaire. Elle perdrait tous ces avantages si elle quittait la région.

   Son père, interdit de séjour, ne devait jamais la revoir, ce qui attrista profondément les dernières années d’un homme qu’on croyait hors tendresse. On se trompait. Une fois, il tenta une visite nocturne, mais on lâcha les chiens sur lui ; il crut, bien à tort, que c’était l’ordre de sa fille. Il ne revint plus, tomba dans une espèce de mutisme, aux dires des deux ou trois Gascons qui le voyaient de loin en loin à Paris, où il se cachait de la police, laquelle maintenant en savait trop. On ne lui connut plus aucune maîtresse, et guère de plaisir. Le jeu, quelquefois, avec une rage sourde qui le tenait plusieurs semaines. Puis la maladie de cœur, et la confession que vous savez. Demeuré assez adroit pour échapper aux inspecteurs, il se rendait au Bon Dieu de son enfance.

 

***

 

   Jadis, ma grand-mère Julie me raconta cette princesse silencieuse dont une camériste portait la traîne le dimanche à ‘Saint-Gervais’, au lever du dernier siècle ; on l’aimait, et sa présence n’intriguait personne. Heureusement, mon père savait la geste que vous venez de lire, et qu’il fut peut-être le seul à transmettre. Car cinquante ans plus tard, on n’en parlait plus. Ne subsistaient de tout cela que les lettres dorées du cimetière. Un jour, deux servantes, commises à gratter l’herbe entre les tombes, s’entretenaient de la fastueuse inscription.

   « Aurélie, dit l’une, c’est un nom comme nous ! »

   Et l’autre :

   – Maintenant, c’est nous qui sont les princesses.

 

   Elles ne croyaient pas si bien dire.

    

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