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La mort du Christ
Extrait du chapitre "La Cène et La Croix"

dans Quinze regards sur le corps livré

« Il meurt… pour être avec moi quand je ne suis plus avec moi. »

   Celui qui nous a engendrés dans le don nous réengendre dans le pardon : d’elle-même, la conscience la plus exigeante l’ignore, et elle demeure enchaînée à sa faute, comme au rocher indestructible. Mais qui est cette raide conscience, idole de moi-même ? Confessons plutôt que la faute nous défait : Il nous refait. O felix culpa ! Je préfère les ténèbres : Il s’ensevelit. O beata nox ! Il n’y a plus matière à rougir, car cette matière est une distance, de regardé à regardeurs. Plus de distance, Christ s’est fait tout à tous. Et l’Église chante son Exsultet :

   « Hujus igitur sanctificatio noctis fugat scelera, culpas lavat ; et reddit innocentiam lapsis, et maestis laetitiam. Fugat odia, concordiam parat, et curvat imperia. »

   « La sainteté de cette nuit bannit les crimes, efface les fautes, elle rend l’innocence aux coupables, aux affligés la joie, dissipant la haine, disposant la concorde, fléchissant les commandements. »

Pour ceci il devait mourir : Je le quitte (je me quitte), il se quitte. Je me sépare, il se sépare. Alors je connais qui est l’Amour. Il meurt de mon péché, non pour offrir au Père une mort somptueuse, non pour me donner un bon exemple, mais POUR ÊTRE AVEC MOI QUAND JE NE SUIS PLUS AVEC MOI. Sa mort seule épouse la misère de notre division, dont sa résurrection ferme la plaie. Mais une résurrection qui ne serait que de sa mort ne nous sauverait pas. C’est pour nous qu’il est mort, pas pour lui ou pour le Père ; pour être là où nous sommes, en morceaux de nous-mêmes, en fragments d’humanité. Cette mort est la fracture par quoi il se fait tout à tous, à tous ceux que sépare l’incommunication. Si j’en reçois ma part comme ma nourriture, celle qui me refait, je ne suis plus qu’un avec lui dans sa mort, et plus qu’un encore quand Dieu le ressuscite. Plus qu’un en lui, avec tous ceux qui le reçoivent. Maintenant nous sommes ensemble. Le désir mimétique du rival trouve motif de se convertir dans un amour combien plus intime que l’amour du frère ! Car le frère, qui me fait sentir avec douceur sa proximité, peut, selon situation, devenir le rival. Ici venu, en ce lieu nouveau, la chose n’est plus possible ! « Vous êtes membres les uns des autres », « pain unique » et « la main n’est pas l’ennemie de l’œil. » D’où se tire l’unité des deux commandements.

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   Sa mort, dont nous sommes cause, nous apprend que la rivalité avec autrui est l’autre nom de la division de nous-même(s). Mais nous n’apprenons cette étrange déchirure que par l’acte qui la répare. Ceci est le quid proprium de la Bonne Nouvelle : « À mesure que tu les expieras tu les connaîtras, et il te sera dit : “Vois les péchés qui te sont remis”. » La phrase que Pascal mit dans la bouche du Seigneur (parce qu’il l’avait entendue de cette bouche !), et qui associe très heureusement la rémission et la reconnaissance, ne dit pas encore assez clairement que Jésus-Christ les a expiés à ma place, en faisant le chemin que je ne pouvais pas faire.

   Dans cette perspective, la mort du Seigneur est l’irremplaçable instrument du salut ; pourtant elle nous met au plus loin d’une visée “sacrificielle”.

   Premier effet de son événement : la mort du Juste révèle « les choses cachées ». (Personne comme Girard pour en déployer les conséquences.) Au terme d’une fête qui démonte à jamais le mécanisme de la victime émissaire, c’est dans son expulsion que se reconnaît sa présence : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu. » Cette reconnaissance nous dit notre stratagème et nous renvoie, comme on dit, à notre violence.

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   Y sommes-nous seuls désormais ? La croix serait-elle une philosophie ? René Girard en appelle à une décision unanime de non-violence qui seule peut « sauver notre monde de l'« apocalypse ». Soit, mais comment ferons-nous, par notre vouloir déjà découragé ? Nous sommes sauvés, non parce que nous savons (impuissance de la philosophie, fût-elle girardienne), mais parce qu’UN LIEU NOUS FUT DONNÉ, OÙ NOTRE SÉPARATION DE MALHEUR S’ABOLIT DANS LA COMMUNAUTÉ D’UN NOUVEL ÊTRE, LE CORPS DU CHRIST. Si tu accueilles ce corps, tu vivras. La Croix sans la Cène ne serait qu’un exemple, au fond décourageant. La Cène sans la Croix ne serait rien.

   Ou, pire que rien, quelque banquet des justes, cherchant un injuste à liquider. N’est-ce pas, peut-être, ce que nous devons entendre quand saint Pierre parle du diable comme d’un lion rugissant, qui rôde parmi nous, cherchant qui dévorer ? Quelle profonde définition du péché, que ce sort toujours suspendu sur une victime possible dont, vicieusement, nous tirerions notre innocence ! Cela ferait mieux comprendre l’opposition si forte de Jésus aux pharisiens, bien-pensants de son paysage religieux ; et, a contrario, le sentiment de culpabilité qui croît dans certains êtres à proportion de leur sainteté véritable. Ceux-ci se connaissent, ceux-là se justifient ; ou « se drapent », pour ne pas se voir. Rouault, en son Miserere : « Qui ne se grime pas ? » Et donc, pas plus de Cène sans la Croix que de Croix sans la Cène. Mais sans la résurrection, cette histoire n’est en effet que la plus belle des fables, un mythe qui donne à penser, un excitant pour philosophes. « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine », et les chrétiens sont bien ce que le monde les croit, les plus malheureux des hommes. C’est pourquoi la résurrection, merveilleusement signifiée par la transsubstantiation du pain et du vin, sera le premier témoignage, kérygme comme on dit, coup de trompette que souffle l’Esprit aux quatre coins de l’horizon du malheur.

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   Mais ce n’est pas dans sa résurrection que nous avons été baptisés, c’est dans sa mort. C’est pourquoi, lorsque saint Paul veut penser le salut, dont la résurrection est à la fois l’achèvement et la certitude, il dit qu’il ne veut plus rien savoir que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. [1] Est-il masochiste, l’Apôtre impétueux ? Non, mais il a connu la longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur, dimensions sans mesure de l’amour de Dieu.

 

   Qu’est-ce donc qui est offert sur la croix, et qui nous rachète ? Sa mort est pour nous. Il n’est pas mort pour le Père, il est mort pour nous. Ce qu’il offre au Père, c’est sa volonté. « Que ta volonté soit faite, et non la mienne. – Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » Ecoutez saint Bernard : « Non mors sed voluntas placuit sponte morientis. » (Ce qui a plu à Dieu, ce n’est pas la mort, c’est la libre volonté de celui qui la subissait.)

   Et quelle est la volonté du Père ? Une soif de sang ? Le contraire ! Elle est « qu’aucun ne se perde de ceux que Tu m’as confiés ». Elle est « qu’ils soient un, comme Toi, Père, et Moi nous sommes un ». La volonté du Père, ce n’est jamais, jamais, que l’amour. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a livré son Fils unique. » C’est à nous que le Père le livre, et non à lui-même, puisqu’au contraire il consent à cette séparation. Et le Fils s’est livré pour nous à la mort. Car il n’y a pas d’autre chemin : se perdre pour aller chercher ce qui était perdu. Voilà comme il a été fait péché par nous, si le péché est en effet une séparation. Ainsi le Fils est totalement obéissant, et en cela, oui, un exemple, obéissant à une volonté qui est l’Amour lui-même.

   Il me suit à trace de péché. Si je me retourne, je connais tout. Tout ensemble. La faute et le pardon. Et peut-être est-ce que sur la Sainte Face je ne vois bien ma faute que parce que je vois mon pardon. Sur un visage de vengeance, ou de justice comme ils disent, personne n’a jamais vu ses propres péchés. C’est l’innocence qui les montre.

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[1] Un signe n’est-il pas donné à la génération perverse ? Le Christ qui ressuscite, et dans le moment peut-être qu’il ressuscite, porte la sublime face outragée du linceul de Turin. Bouleversante suite aux signes du pain rompu (Emmaüs) et des plaies montrées (Thomas), à quoi il fit reconnaître son corps de ressuscité. 

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