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"Un ange gardien"
Extrait du Levain de village

« La boulange est une religion à mystères, qui requiert l’agrément des choses invisibles : mon grand-père humait l’air au milieu de la nuit, avant de pétrir. » 

Mots-clés: Sport, Enfance, Souvenirs, Saveurs, Guerre  

   Il arriva chez nous un dimanche de novembre 193… Je continue à dire « chez nous », bien que nous ayons quitté la boulangerie presque aussitôt après la guerre ; nous avons vendu le fournil, avec la terrasse, la salle à manger, la chambre des parents, et celle d’André sous les toits. Aujourd’hui, le magasin même a disparu. La maison est une chose autre, et je n’y reviendrai certainement jamais.

   Dès que je m’en souviens, je me souviens de Paul, l’ouvrier au regard clair, profil aigu sous des cheveux courts et frisés. A-t-il jamais porté autre chose que ce maillot de corps et ce tablier de fournil ? Je garde une photo où on le voit ainsi, mais il est plus net dans mon tiroir intime. Que dire de plus ? Ses opinions ? Il n’y pensait guère. Il devait être catholique, puisque tout le monde l’était. Enfin, tout le monde… Le docteur Salin était protestant, et il avait même épousé une juive. Il y avait aussi des ‘communistes’, qui n’allaient pas au catéchisme, et marchaient dans nos têtes, drapés de rouge et de leur terrible religion. Mais Paul devait être catholique ; d’ailleurs, il venait des Landes.

   Nous ne parlions pas de ces choses. Paul est seulement un fabricant de sacré comme mon enfance en a connu deux ou trois (mon père, l’abbé Kelly…), et je me suis promis de rêver un jour sérieusement autour de ce mystère. À Arlette aussi, je l’ai promis.

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   Aujourd’hui est un bon jour pour commencer. La neige a vêtu mon jardin, où les cèdres même peinent à montrer qu’ils restent verts. Et j’ai eu tout à l’heure, entre la poste et l’épicerie, parmi les maisons aux lignes plus pures, le gris fer du ciel, la courbe d’un porche et son liséré blanc, la certitude que le monde serait sauvé. Sinon, pourquoi Dieu aurait-il fait la neige ? On me dira que mes impressions ne prouvent rien. Je ne parle pas de preuves ; seulement d’immobilité : l’horrible temps ne passait plus.

   Arlette était sa fille. À la fin, elle avait six ans, et une ‘coque’ qui enroulait ses cheveux clairs. Elle n’a plus de coque, mais toujours ce fin visage, joli, un rien anxieux pour me demander ce père à peine entrevu. Six ans, c’est beaucoup trop peu pour que j’aie jamais su qu’elle fût une fille ; seulement un objet gracieux et mobile, qui de temps en temps faisait des baisers à tout le monde, autour de notre table. J’en avais onze, et j’entrais dans le secondaire. Ah ! tu es venue, Arlette ? Fais-nous un baiser ! disait ma mère, ou ma grand-mère. Je compatissais au souci de la corvée. Moi-même, n’étais-je pas tenu chaque semaine, après la messe ‘de onze heures’, d’embrasser la tablée terrible des cousins pâtissiers, dont chacun avait sa remarque : – Eh bé ! tu es bien peigné ! – Tu as oublié de remonter tes chaussettes ? Et cœtera, jusqu’au chou à la crème salvateur.

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   Paul mangeait chez nous, sauf le dimanche, et le samedi soir où il venait quand même, après souper, ‘faire le chef’. Comment vous expliquer le chef ? Tous les soirs on faisait le levain, pour le pain de la matinée. Comme on ne cuisait pas le dimanche, le samedi soir on faisait le chef, avec lequel on ferait le levain du jour suivant. Le chef, c’était comme le levain du levain. Enfin, c’est ce que j’ai compris. Et quand on perdait le levain, à supposer qu’il n’y en eût plus chez un collègue, je n’ose vous dire quoi mélanger à l’eau et à la farine, pour en refaire. Je n’ai su que beaucoup plus tard cet expédient héroïque, dont mon frère André a trahi pour moi le secret.

   La boulange est une religion à mystères, qui requiert l’agrément des choses invisibles : mon grand-père humait l’air au milieu de la nuit, avant de pétrir. Le mixte de température et d’humidité lui parlait au nez, mieux que tous les appareils dont mon père, rationnel et bon discoureur, prônait en vain l’usage. Mais mon père, qui était le gendre, ne fut jamais boulanger ; biscuitier seulement, et ouvert aux lumières, comme Paul l’eût été, si la vie lui avait laissé du temps. Quand on est né à Antagnac, avec pour tout loisir la palombière et la foire de Casteljaloux du 12 octobre (comment choisir, ce jour-là, quand ‘ça passe’ ?), quand l’école se ferme à douze ans, et qu’on ne peut plus se contenter de garder les vaches, on part en apprentissage. Celui de Paul fut justement à Casteljaloux, il me semble. Puis ouvrier à Astaffort, boulangerie Cabannes, où je suis né deux étages au-dessus du fournil. Était-il présent ce jour-là ? Avec seulement le magasin entre nous, il a dû entendre les cris…

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   Mon frère Jacques, qui passa son premier ‘bachot’ en 1939, avait eu le temps de lui montrer l’algèbre, avant que Paul fût mobilisé. Quelques leçons, et il manœuvrait déjà élégamment, entre les x et les y. Mon père en tirait exemple pour admirer Paul, et déplorer que le sort lui eût été injuste ; il nous faisait partager son souhait démocrate-chrétien que le monde devînt meilleur, et que les Paul de l’avenir pussent accéder au savoir. Avec la guerre, et ses noirceurs zébrées d’éclairs, le christianisme de mon père devint plus soucieux de rédemption que de progrès… ‘Les lumières’ clignotaient.

   Paul partit pour le front : je crois avoir eu le temps de l’apercevoir en soldat. Il revint au beau milieu de juin quarante, à demi civil, sur un gros vélo noir emprunté au hasard d’une ville, dans la débâcle. Était-ce Tours ? Était-ce Poitiers ? Son régiment éparpillé, il évita la capture à la force du jarret. – Mais ce vélo, disais-je, à qui est-il ? Les miens riaient : – Heureusement qu’il l’a trouvé au bord de ce trottoir ! Sinon, il serait en stalag, à l’heure qu’il est. Il y avait donc une morale pour temps de guerre ?

   Paul rentra au fournil. Nous recevions encore ‘Cœurs vaillants’. Mais déjà, la Belgique étant hors les murs, ‘Jo et Zette’ avaient abandonné le maharadja du Gopal au milieu de son gué, et laissé la place à un ‘Jean-François chef d’équipe’, auquel mon premier fils devra son prénom, quinze ans plus tard, et dont Paul lui-même suivait les aventures avec nous, passionnément. L’histoire s’acheva par l’entrée dans une cité lumineuse, qui, à mon grand étonnement, parut le décevoir. Peut-être sentait-il, à trente ans, qu’il n’avait plus droit à l’enfance ?

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   Heureusement, le jeune Pierrot le rendait à ses songes : chaque soir après souper, je descendais rejoindre Paul au fournil, où il préparait ‘la première’ du lendemain. (Nous faisions trois fournées, en moyenne.) Depuis la réserve de l’arrière-cuisine, la farine tombait d’une trappe dans le pétrin, parmi des flots de poussière blanche et fine, nuage éblouissant comme un artifice d’opéra baroque. Paul jetait quelques seaux d’eau, du sel, du levain, parfois de la levure ‘Springer’ dont le calendrier à poche gardait tout un petit bric-à-brac contre le mur de la cuisine. (La levure sentait bon dans sa fausse rigidité vite friable ; j’en aurais mangé…) Le double bras de métal remuait une boue qui peu à peu devenait pâte, et tandis que tournait la cuve, Paul m’expliquait ses rêves, avec le sobre lyrisme des vrais passionnés : Mattler, Busnel… encore aujourd’hui, je ne peux prononcer ces grands noms sans rester quelques instants la bouche ouverte.

   Arlette ne comprendra peut-être pas ; alors, j’explique : Mattler était arrière, capitaine de l’équipe de France de foot-ball. Un héros de l’Iliade, mais du genre silencieux : lui n’insultait personne avant de tacler. Quand par grand hasard il se faisait passer, on avait encore di Lorto, un goal si bondissant qu’il devait, pensais-je, vivre en l’air, peut-être dans les arbres… Da Rui le remplacerait dans mon cœur, dès avant la fin de la guerre. Ces barons perchés ne venaient pas par hasard d’Italie… En vérité, Français de misère par papa et maman immigrés, ils s’étaient envolés de la mine juste avant d’y prononcer leurs vœux. Nos Zidane et nos Thuram à nous. J’ai failli oublier Courtois, du FC Sochaux, ‘un avant-centre impérial’, disait Paul. Du foot, jusqu’à l’arrivée des Lorrains je n’en ai vu que sur images fixes. Comme lui sans doute… Mais quelles images ! ‘Le miroir des sports’ montrait paradis peint, où sont harpes et luths…

   Le basket était dans la chapelle d’en face, plus ornée encore, car Paul était arbitre le dimanche après-midi ; il officiait gravement, avec un béret en pointe et une claire autorité d’instituteur, dont il aurait si bien porté la blouse et le savoir ! Or donc, Robert Busnel (son nom revenait plusieurs fois chaque soir) n’était encore que capitaine de l’équipe de France, mais au sérieux que le discours de Paul lui conférait, je présumais pour lui un avenir très officiel. Quand, beaucoup plus tard, monsieur Busnel devint président de la Fédération Française de Basket-Ball, je ne pus réprimer un sourire entendu qui ne s’adressait qu’à moi-même, venu du fournil, et presque d’avant les siècles…

 

   Le fournil… Tout à l’heure j’ai dit ‘pétrir’, intransitivement, comme mon grand-père ; mon père, bon grammairien et ingénieur de vocation, était pour les compléments d’objet. Mais la boulange était intransitive : pétrir, peser, façonner, enfourner, resserrer, donner la couleur, jamais on n’aurait songé qu’il y eût à dire quoi ou à quoi… Paul jouait sur les deux registres : intuitif et sensible, il comprenait la pâte, et, je crois, se heurtait parfois à la vie. Intelligent et discursif, il expliquait bien, et suivait les raisons raisonnantes avec un léger plissement au bord du regard.

   Sa joie, quand est née Christiane, qui avait cinq ans de moins qu’Arlette ! Il n’en revenait pas. Sa femme était couturière ; son beau-père ouvrier agricole ? Plaisantant à demi, il critiquait volontiers sa belle-mère, qui bientôt pourtant le soignerait, et prendrait son mal. Quelque temps, le ménage avait essayé une ‘Ruche méridionale’, du côté de Lafrançaise ; mais ça n’avait pas tenu. Bientôt, on retrouva Paul à la boulangerie, autour de la table, et dans cette palombière mystérieuse où il ne put jamais m’emmener. Il l’avait promis cependant, mais je gage que son ami Simon, Landais comme lui, dut lui représenter ce qu’un enfant de dix ans allait faire comme bruit, dans le temple du silence. Je le revois s’éloigner à grands coups de pédales, rue de la Plateforme, moi courant et criant derrière son vélo : Paul, Paul ! Emmène-moi ! En vain.

 

   Il n’a jamais su combien je l’aimais. Ça ne fait rien, c’est normal. Il aimait ses petites filles. À l’égard de l’enfant à mi-chemin de tout, trop grand pour l’attendrir, trop petit pour porter le maillot du club, son affection allait de soi, mais son attention restait intermittente… Tout ce qu’il m’apprit, cependant ! Grâce à lui j’ai ‘façonné’ moi-même, et le premier pain de cinq livres, aux environs de mes dix ans, il m’en avait inscrit les gestes dans la tête et dans les bras : je crois que je les sais encore ! Pas un instant, il ne crut être un maître ; il était l’ouvrier de la boulangerie, qui parlait sport au petit garçon de la boutique. Pourtant, quelle pudeur ! Quelle noblesse d’âme ! L’époque était ainsi, vous savez, et Paul n’aurait pu ricaner ou salir. Un incroyable honneur du foyer et de l’atelier, comme sut dire l’autre. Le même honneur, conservé intact en dessous. (Non, Paul ne lut jamais Péguy, mais Péguy avait lu Paul, qui remontait de siècle en siècle, par l’innocence.)

   Peut-être est-il mort de la chasse aux alouettes. Sur un vaste plateau incliné au nord, mon grand-père et lui avaient monté quatre cents ‘matoles’, où les petits migrateurs viennent se faire prendre, quand vous les sifflez dans l’appeau de métal. Paul avait sifflé à perdre haleine, toute une après-midi venteuse de novembre. Le mal était venu avec le vent et les oiseaux. ‘Pleurite’, disait ma mère d’après le docteur. Un mois plus tard, c’était ‘pleurésie’. Enfin, tant redouté, le mal qu’on ne nommait que dans les livres, et par crainte de quoi on m’exhortait à mille précautions superstitieuses : ne pas t’appuyer contre le repose-tête du compartiment, quand tu es dans le train ; ne pas toucher la boule de cuivre qui orne l’escalier, quand tu vas chez quelqu’un. On me permit quand même de le voir, quelques semaines avant la fin. J’accompagnai mon grand-père, qui lui parla chasse, comme toujours en gascon, et faisant semblant de sourire. Par consigne, je dus rester sur le seuil de la porte ouverte, mais je le vis, si mince et si pâle, et le saluai : ‘Adieu, Paul’. On dit ça, chez nous, pour dire bonjour, mais ce fut un adieu, en effet. ‘Adieu, Pierrot’ répondit sa voix nouvelle, flûtée, plaintive, comme doivent être les voix de ces personnages peints sur les buffets d’orgue, et qui font tant pour cacher leurs ailes. Dix ans trop tôt, pour la streptomycine. Déjà, on ne parlait plus de lui qu’à mi-voix, autour de la table. Déjà, un autre ouvrier… mais je n’en sais le nom ni le visage. C’est Paul à jamais, ‘notre ouvrier’. Et si habile, pour tout réussir de ses mains, si racé de regard et de geste, dans ses façons forestières. Il était beau, voilà, et je l’aimais. Oh ! que je l’aimais !

   Je vais faire une confidence, que je garde depuis soixante ans. Mettez-vous, comme moi, des têtes connues sur les héros de vos livres ? Eh bien, d’Artagnan, c’est lui ; Apollinaire, c’est lui (et le démenti m’en déplaît toujours quand je vois la photo du gros mec, avec son pansement et sa bouffarde.) Il est aussi Descartes (allez savoir…), saint Paul, bien sûr, Paul Valéry, naturellement. Et tant d’autres… C’est dire qu’il a gardé mes songes, et qu’il est toujours là, sage, discret, bienveillant au-dessus de ma vie. Il me semble que si j’étais tenté par quelque vilenie, il m’en détournerait de son silence.

 

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