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"Le temps perdu et retrouvé"
Préface de Michel Serres

à l'ouvrage Le levain de village

« Pierre Gardeil nous offre la présence discrète, secrète, brillante comme la croûte rousse de la miche, au sortir du four à pain, la présence, dis-je, d’une ère disparue, oui, d’un Temps perdu.

… Ecoutons l’ancien de notre tribu, notre Sage. »

LE TEMPS PERDU ET RETROUVÉ

 

 

   Lorsque Marcel Proust publia sa Recherche, il y avait encore des salons, des maisons de campagne et des bains de mer. Perdu ou retrouvé, le temps dont il parlait se trouvait ou non dans sa mémoire, il s’agissait de sa durée personnelle. Mais, autour de lui, le monde n’avait pas changé.

   Quand Pierre Gardeil parle de son temps, il retrouve, lui aussi, sa mémoire et ses souvenirs d’enfance, mais il ressuscite surtout une époque, une ère, un moment de l’histoire à jamais disparus. Oui, ce temps-là, nous l’avons totalement perdu ; le monde alentour a changé de telle sorte que les survivants à cette métamorphose ne peuvent plus avoir idée de cette Antiquité.

   Qui, aujourd’hui, parle gascon, tient un petit commerce où passent tous les jours les femmes du village, lie avec des courroies de cuir le joug aux cornes de deux bœufs en y attachant le timon de sa charrue, part vers le foirail aux veaux les jours de marché… ? Rural pour l’essentiel, cet univers-là commence au néolithique, à l’invention de l’élevage et de l’agriculture, pour s’évanouir autour de la deuxième guerre mondiale, sans reste.

Alors, comme les citrouilles deviennent des carrosses, dans les contes de fées, – les carrosses peuvent-ils se souvenir qu’ils furent des citrouilles ? – tout se transforma : le corps, le rapport à la nature, la sexualité, la condition des femmes, la naissance, programmée, la mort, repoussée, la douleur, traitée, la médecine, efficace, le service militaire, aboli, l’Europe et ladite mondialisation, l’espace et les déplacements, les communications, les relations à autrui, le savoir et la piété…

 

   Dans les tribus ou les hameaux, jadis, on disait qu’un vieillard pourrait léguer l’équivalent d’une bibliothèque. Bien et bon vivant, Pierre Gardeil en garde chez lui plutôt deux : cultivé, savant, philosophe, fin styliste et rhéteur éloquent, il eût pu nous léguer, comme tant le font, partie de celle que l’on peut trouver dans les Universités ou sur Internet. Il préfère ici nous offrir la seconde, infiniment plus précieuse : la présence discrète, secrète, brillante comme la croûte rousse de la miche, au sortir du four à pain, la présence, dis-je, d’une ère disparue, oui, d’un Temps perdu.

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   Y a-t-il rien de plus urgent, tant que vivent encore des Pierre Gardeil, que d’imprimer la culture et l’expérience, quasi préhistorique, transhistorique au moins, anthropologique sûrement, paléo-anthropologique même peut-être, d’un athlète qui a traversé, enjambé, vécu intensément ce qu’ailleurs j’ai nommé rupture d’Hominescence ?

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   Il n’y a pas seulement deux bibliothèques chez Pierre Gardeil, mais deux hommes, deux vivants, deux penseurs, deux écrivains de talent… l’ancien et le nouveau. Dans les rues et sur les places, je ne vois marcher ou téléphoner que des nouveaux, privés de cet ancrage rural, oui, de cette Antiquité géante. Ceux qui ont vécu cette double expérience, ceux qui ont eu cette double existence, ceux qui ont bénéficié de cette double formation, ceux qui ont eu le courage de penser les deux ères… se font rares. Ils portent en eux une science exquise, en effet.

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   Écoutons l’ancien de notre tribu, notre Sage.

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