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"Célébration de la soupe"
Extrait du Levain de village

Mots-clés:  Saveurs, Souvenirs, Enfance, Simone

CÉLÉBRATION DE LA SOUPE

 

   Bon sujet, mauvaise façon : la télé, qui parlait cuisine, avait mal lié la sauce ce mardi-là. Après le bouilli filandreux de « L’Aile et la Cuisse », trois critiques faisaient les entendus, quatre chefs tâchaient de se faire entendre. Mais ceux-ci ne savaient pas dire, ceux-là ne savaient pas faire.

Le grave est qu’ils ne savaient pas non plus louer. Salivant pour rien dans son fauteuil, Lucullus-spectateur dîna à la cantine.

 

   Lavons cet outrage dans la marmite. La vieille, callipyge, ‘digne au feu’, rouspéteuse obligée des chefs-d’œuvre en gésine, éructant sa bave sur la braise qui chuinte… (« Recule le trépied », demandait ma grand-mère depuis le magasin). Dans ce ventre fécond, les choses perdaient forme pour une fabuleuse gestation à l’envers, retour des types achevés (poitrine, oignon, poireau) vers le suc primordial.

   La soupe. Faisons la soupe. Et puisque ma femme y pourvoit, disons la soupe : l’appétit vient en parlant.

 

   Les bourgeois m’ont appris la gratinée du petit matin où l’oignon perd son âme dans la succulence filamenteuse du fromage, errement somptueux des fêtes trop longues et trop arrosées. Le tourisme m’a ébloui de soupe de poisson à la rouille, richesse suspecte dans nos pays si tempérés.

   Que ces nobles corruptions ne nous fassent point oublier la simplicité savoureuse des aïeules, tabliers en satinette rapportant dans leurs plis les légumes du ‘casaou’* pour des régals que confectionne la clarté des matins laborieux. (« Yvonne, tu as mis la soupe ? Dis à Pierre d’aller à Saint-Félix : l’eau y est plus cuisante. » Et Pierre allait à la fontaine. Légume sec oblige.) Et les lentilles fumaient vers une heure moins vingt sur fond de pain rassis dont le ‘talhuc’* restait ferme parmi les mollesses de son abandon au jus… Le ragoût n’était pas loin, avec échalotes et saucisse. Et le tourin du soir ! À la tomate (« Ça pique ! » protestaient les enfants), à l’œuf (« Laissez-moi du blanc ! André a pris tout le blanc ! »). Et les choux de midi, entrée en matières innombrables : pommes, confit, ‘farci’, huile, vinaigre, sel, poivre…(« Ça y est ? Tu as de tout ? »).

Les fèves tendres étaient plus austères, mais la soupe de fèves vieilles, appelée aussi ‘soupe-chocolat’ pour sa couleur et sa consistance, mêlait la profondeur au délice, comme pour faire entendre que sapience est venue de sapidité. Je n’aimais pas la citrouille ; l’âge m’y a éduqué, à condition toutefois qu’on la charge de longs vermicelles jusqu’à refus, ce qu’on oublie toujours à ma table. J’adorais, mais cette récompense semble m’avoir quitté pour toujours, la soupe de petits pois dont le vert primesautier s’égayait encore de l’orange des carottes coupées en cubes tout petits, et dont le secret s’est perdu…

 

   « Ah ! ma mère la faisait mieux que toi. » C’est le maître-mot de la soupe, vous le savez. C’est aussi sa philosophie. Ce suc originel est le bouillon de notre vraie culture, celle qui résiste aux vains prestiges de la modernité. Pour ma mère à moi, sa gloire insurpassable fut toujours la très pieuse, la très simple, la très aimante soupe de haricots, grand-messe de nos liturgies familiales, que couronnait comme un cantique le final vivifiant du ‘chabròt’*. Au diable la grande cuisine, si elle venait à nous faire oublier le souvenir de ces tendresses ! Mon grand-oncle l’avait en méfiance, et je vous confie la relique de son aphorisme préféré : « Quand angues au restaurant, espia plan lo menut : se veses pas « bouilli gros sel », prengues pas bolhon, es Ku ! » (Quand tu vas au restaurant, regarde bien le menu ; si tu ne vois pas ‘bouilli gros sel’, ne prends pas de bouillon : c’est du Kub !)

 

   Ont fondu les neiges d’antan… Sur quelle carte trouverait-on encore ‘bouilli gros sel’ ?

 

* casaou : potager

* talhuc : tranche

* chabròt : versez – et buvez ! – du vin à même l’assiette qui ne contient presque plus de soupe ; la chaleur exaltera le nez du vin, dont l’alcool, plus tôt diffusé, sera plus tôt réconfortant.

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