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"Le Stratagème"
Extrait du Levain de village

« Les mains posées à plat sur la toile cirée, je respirais à peine, toute mon âme dans les yeux. On pouvait édifier, à la minuscule clé anglaise, des ponts, des rails, des tracteurs, des aéroplanes, et même des palais aux fenêtres de fer ouvrant sur un bonheur intact. » 

Mots-clés: Sport, Saveurs, Enfance, Souvenirs 

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   Monsieur Nestlé savait y faire, en 1936 : dans chaque tablette de son chocolat il plaçait une image ; combien de ‘goûters’ pour garnir les 360 cases de l’album ! (Je renifle encore le petit pot en fer blanc, sa colle neigeuse, son minuscule pinceau à poils noirs.) Comptez avec moi : douze chapitres pour les ‘sports’, six pour les ‘contes’, six pour les ‘récits d’exploration’, autant pour les ‘provinces françaises’. À chaque sujet sa double page et ses douze illustrations. (Levez-vous, images désirées, qui emportiez Pierrot dans les espaces d’une autre vie !)

Par un hasard bien dirigé, on piochait souvent un doublon. Le chocolat perdait son goût quand pour la troisième fois vous deviez ‘faire quatre heures’ face au « Jeune Esquimau mangeant de la viande crue ». La maison Nestlé fournissait les épiceries de la région en plaques pourvues et repourvues des mêmes vignettes, mais telles autres en étaient absentes : où les chercher ? Et comment mon grand frère a-t-il fait pour emplir jusqu’au bout cinq albums ? Je dis 5 ! Figurez-vous, si vous le pouvez, ‘mille huit cents’ petits rectangles en couleurs à bordure blanche – ‘1800’ ! N’est-ce pas un nombre épouvantable ?

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   Pierrot, qui comptait jusqu’à cinquante, découvrait à peine les lettres, mais il répétait pieusement au bon endroit, après Jacques et André : « Archambaud et Vietto dans les Aravis », ou « Un but raté de peu grâce au goal », et encore « Coureur chaussant les pointes ». En petites italiques, ces légendes étaient le vêtement, que ma jeune mémoire enfilait d’un trait. L’image était le corps, et ce corps était plein d’âme. Et si je n’eusse jamais pu apprendre à lire par cette méthode hyper-globale, du moins m’a-t-elle initié à la contemplation. La formule écrite habillait les couleurs et les gestes, ainsi que les paysages ; ceux-ci, toutefois, demeuraient plus lointains que les champions, vraies figures de vitrail dont l’admiration de mes frères sanctifiait d’avance même les défauts. La calvitie de Marcel Thil, penché sur son bébé dans le landau, adoucissait jusqu’à la tendre câlinerie le knock-out qu’il ne manquerait pas d’infliger à son adversaire au cours délicieux des vignettes suivantes…

   Un journal de petites annonces spécialisées était à la disposition du chercheur qui en faisait la demande ; ainsi pouvait-on échanger ses doublons avec quelque autre furieux de Bretagne ou de Franche-Comté. Jacques ne s’en privait pas ; chaque jeudi ‘après goûter’, adonné à ce commerce épistolaire, il exilait loin de son pupitre, d’un rogue « Fous le camp ! », le petit frère rôdaillant dans les parages du bonheur. Lui présent, il fallait au moins l’autorité de notre père pour que j’eusse le droit de regarder les albums. Mais pendant que les aînés étaient à l’école, Pierrot, intermittent de classe maternelle, ne se privait pas de les tripoter sous la protection douce de maman, laquelle souriait de bonheur, à m’entendre réciter les légendes…

 

   Dans ‘la grande maison du fond de la ville’, couraient, criaient, se chamaillaient onze cousins germains. Robert et Maurice, à peine plus âgés que mes deux frères, coopéraient avec ardeur aux jeux et aux ris. J’étais (rarement) invité à rouler en chariot dans la grande descente de la rue Nationale, où la rencontre d’une automobile était encore exceptionnelle. Quelques planches assez bien ajustées, montées sur roulements à billes : ils avaient inventé le bobsleigh à quatre, dont ils faisaient des courses, et des fracas. Les mains et les genoux pelaient une fois par semaine… Les adultes bornant leur sévérité à l’essentiel (les devoirs de l’école, l’exactitude des enfants de chœur, le travail à l’atelier quand ‘ça presse’), ils regardaient peu à l’accessoire : les ‘drôles’ avaient droit tout l’été aux bains dans la rivière sale et au casse-gueule des jeux de plein air. Le monde attendrait les trente glorieuses pour sacraliser l’hygiène et la sécurité. Mais, qu’on se rassure, l’humanité était déjà complète, morale comprise. Jugez plutôt :

 

   Monsieur Lasbordes tenait l’épicerie du haut de la rue : l’antre sombre aux parfums, nos premières leçons d’orientalisme. Sur une table, les piles de chocolat : Kohler, Louit, Suchard, Menier (oui, celui de la petite fille !), mais Nestlé attisait toutes les convoitises. Pour y accéder, l’allée centrale était inévitable. Cependant, l’un ou l’autre des cousins pouvait feindre de s’intéresser au bouillon Kub dans sa caisse de fer-blanc jaune et rouge, ou – plus croyable, et attirant le regard de l’épicier par dessus ses lorgnons – aux cantines de bonbons proches de la vitrine… Un tournemain, et hop ! voilà cinq ou six plaques de chocolat disparues sous la blouse noire ! La sortie était une autre affaire, requérant beaucoup de nonchalance affectée, et le zèle des peones occupant le toro d’autre part. Je n’ai pas souvenir qu’aucun de nos grands se soit laissé prendre. Le retour entre une joie intense et un petit reste d’anxiété. Il ne restait qu’à décoller les enveloppes à la vapeur (ah ! la petite casserole sur le fourneau à mèche huileuse…), et à s’emparer des vignettes – comme le cœur battait à découvrir des nouveautés inimaginables : « pesage d’une tortue marine », « yole de mer à huit en pointe »… pensez-vous que je puisse inventer ça ? – oui, je disais : décoller les enveloppes, mais attendez, le meilleur est à venir !

On regarnissait les plaques avec nos doublons, pour le bonheur des inconnus qui demain les découvriraient entre le papier d’argent et l’enveloppe, on recollait les emballages… il ne restait qu’à mettre à nouveau les chocolats sous la blouse (qui c’est qui s’y colle ?), et à retourner jusqu’à l’épicerie – dur chemin ! Replacer les plaques sur leur pile était l’ultime risque d’une entreprise où vous seriez bien en peine de trouver de l’indélicatesse. Spectateur du parcours héroïque, je n’en aurais pas craché un mot aux parents… mais nous tenions d’eux une religion de l’honnête qu’il doit être bien difficile de reconstruire, quand on l’a ruinée. C’était alors celle de presque tout le monde. Une fois, une laveuse ne trouva plus son savon, posé sur le linge qui emplissait sa brouette… le village en parla pendant deux jours : « Vous ne savez pas… on a volé le savon de Marguerite ! Si, si, sur la brouette. Elle était rentrée chercher le battoir, et elle ne l’a pas retrouvé ! »

 

   Jacques eut la récompense de tant de travaux et traverses : ses cinq albums envoyés complets lui furent retournés marqués au tampon de la maison du chocolat, et il obtint le troisième prix pour la France, dont l’énormité fit notre admiration reconnaissante : un meccano à pièces bleues ou “acier” (quelques-unes rouges), et plein de petits boulons argentés. Au déballage, mes frères n’en finissaient pas d’encombrer la table de la cuisine ! Les mains posées à plat sur la toile cirée, je respirais à peine, toute mon âme dans les yeux. On pouvait édifier, à la minuscule clé anglaise, des ponts, des rails, des tracteurs, des aéroplanes, et même des palais aux fenêtres de fer ouvrant sur un bonheur intact.

   Attendez : outre le meccano, quatre raquettes ! Personne, au village, n’avait quatre raquettes. Une seule, que je sache, chez la fille du docteur Barny, mais qui ne sortait guère de son enveloppe, non plus que la fille. Les nôtres – quatre, vous avez bien lu ? – les nôtres donc sortaient tous les jours, pas pour le tennis (où auriez-vous trouvé un terrain de tennis dans la région ?), mais pour une pelote basque fantastiquement agrandie, sous la halle. Coups immenses, courses éperdues, raie tracée au charbon sur le mur empli d’affiches… C’était comme d’avoir inventé le grand chistera ! Quand les bourgeois m’inviteront, étudiant d’après-guerre, je les étonnerai par mon aisance sur le ‘court’. « Où as-tu donc appris le tennis ? – Dans l’album Nestlé, avec Cochet et Borotra. » Ils n’en sont pas revenus.

 

   Moi non plus, il me semble.

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