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Le plus joli des sermons
sur l'opéra Cosi fan tutte  de Mozart et da Ponte

Extrait de Mon livre de lectures

LE PLUS JOLI DES SERMONS

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‘Nous portons nos trésors dans des vases d'argile’ (Saint Paul) 

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Argument

 

ACTE I

 

   Dans un café, Ferrando (ténor) et Guglielmo (baryton) louent leurs incomparables fiancées… dont le barbon don Alfonso (baryton) met en doute la constance. Fureur des amoureux ! Va-t-on se battre ? Non, je vous parie plutôt cent sequins : obéissez-moi en toutes choses, et je vous prouverai que vos belles font comme les autres !

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   Dans un jardin donnant sur la mer, Fiordiligi (soprano) s’extasie sur le portrait en médaillon de Guglielmo, Dorabella (mezzo) sur celui de Ferrando. Don Alfonso surgit avec une terrible nouvelle : les jeunes gens sont appelés sous les armes ! Ils arrivent eux-mêmes, pour des adieux où la douleur le dispute à la tendresse…

Dans l’appartement des demoiselles, la soubrette Despina (soprano) apporte le chocolat, non sans maugréer sur sa condition. Les maîtresses rentrent, c’est pour se plaindre de leur propre sort : de tels amoureux, aux armées ! Despina les assure de l’infidélité de tous les hommes : rendez-leur la pareille !

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   Elles sortent indignées, alors que don Alfonso survenant tâche de soudoyer Despina : veut-elle favoriser la visite de deux nobles étrangers ? Un peu de monnaie va la convaincre.

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   Et en effet, deux Albanais (nos deux ‘militaires’ !) se présentent aux belles. Fiordiligi s’indigne de l’intrusion des jeunes gens dont Guglielmo vante assez lourdement les avantages physiques. Elles s’enfuient. Ont-ils gagné le pari ? Attendez, dit Alfonso… Mais Ferrando n’attend pas pour exhaler son chant de rossignol amoureux.

Au jardin, les garçons ont retrouvé les filles à la vue desquelles, puisqu’on les repousse, ils s’empoisonnent ! Les voici étendus, comme morts, et elles horrifiées… puis curieuses, puis compatissantes. Ce front est glacé… ce pouls est bien lent, et d’ailleurs : Che figure interessanti ! Déguisée en médecin, Despina va ranimer les (prétendus) évanouis, qui n’en reprennent qu’avec plus d’ardeur leurs propositions amoureuses : qu’on leur accorde au moins un baiser !

   Mais ils n’auront que la colère… et pourront croire leur pari gagné.

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ACTE II

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   Dans la chambre cependant, Despina conseille aux jeunes filles plus de souplesse : pourquoi ne pas vous amuser tant que vos fiancés sont absents ? Eh bien, si ce n’est que jeu, dit Dorabella, je prends le petit brun (Guglielmo). Fiordiligi prendra l’autre. (C’est justement ainsi que les garçons avaient entrepris leur cour factice, à cœurs croisés ! Leur choix montre qu’elles n’y avaient pas été indifférentes).

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   Les nouveaux prétendants leur ont préparé une fête au jardin, où Alfonso et Despina feront les demandes et les réponses des quatre jeunes gens, soudain intimidés. Puis Fiordiligi invite Ferrando à la promenade ; resté seul auprès de Dorabella, Guglielmo va réussir plus tôt qu’il ne croit, et fait accepter un cœur en or en échange du portrait de Ferrando, qu’on lui abandonne volontiers. Exit la vertu de Dorabella.

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   Cependant Fiordiligi revient, toute agitée d’un refus qui lui coûte ; elle exprime son désarroi, consciente d’aimer déjà le charmant inconnu.

   Celui-ci a appris la trahison de sa Dorabella ! Douleur ! Fureur ! Pour Guglielmo, qui se croit indemne, il réclame sa part des gages du pari. – Encore un peu de patience… demande Don Alfonso, qui cache Guglielmo dans une encoignure, d’où il entend le monologue de sa vraie fiancée : Fiordiligi se décide à partir pour le rejoindre aux armées ; elle se déguise en officier. Ferrando surgit : ultime épreuve, qui devient un grand duo d’amour. Car l’un et l’autre sont épris, et maintenant tous deux le savent.

   Les trois hommes restés seuls, Guglielmo, qui enrage, répète avec Ferrando le mot de don Alfonso : Cosi fan tutte, comme elles font toutes !

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   Dans une grande salle, le mariage se prépare. Les amoureux portent un toast à l’oubli (que dans mon verre et dans ton verre les souvenirs s’évanouissent…), sauf Guglielmo, qui à part peste contre les femmes. Despina, déguisée maintenant en notaire, va faire signer les contrats.

   On entend soudain la marche militaire du début : les vrais fiancés reviennent, annonce Alfonso désolé. Cachez-vous ici ! Naturellement, ils ont tôt fait de changer de costume, et rentrent par l’autre porte, mais cette fois en uniforme,… pour s’étonner de la froideur de leurs belles. Ils découvrent le papier d’un contrat (un contratto nuziale !), démasquent le ‘notaire’ (la fine mouche ne les avait pas elle-même identifiés sous leur déguisement), et don Alfonso leur indique la cachette des Albanais, qu’ils vont naturellement trucider. Tremblement des filles… puis grande confusion, car ils se font enfin reconnaître des fiancées qui, sur le conseil du sage don Alfonso, obtiennent leur pardon. Et chacun revient avec sa chacune pour une conclusion mélancoliquement ‘raisonnable’.

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DES MISES EN SCÈNE EN PORTE-À-FAUX

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   Parmi les opéras de Mozart, Cosi fait une tache éclatante. Des quatre qu’on met avec raison au-dessus de tout, il est peut-être celui qui séduit davantage, et résiste le mieux à l’analyse. Don Giovanni porte les contradictions de l’âge des lumières, qui déconstruit le sacré et sacralise le désir. Les Noces de Figaro opposent une classe à une autre, en même temps que l’amour-propre à l’amour : nœuds entortillés dont le pardon, in fine, fera le plus beau dénouement. La Flûte enchantée expose son idéologie maçonnée de didactisme, où la musique a heureusement raison du texte : l’amour y est vainqueur de tout, même du scénario !

Il ne faut qu’avoir un cœur et deux oreilles pour sentir la justice ou la gloire des banquets funèbres ou joyeux qui illuminent tous ces finales. Mais Cosi finit dans le malaise. Don Giovanni aussi, dira-t-on. Non. La punition du dissolu est une tragédie où le contraste du blanc et du noir provoque la pensée. Ici, c’est mélange, et il ne produit que notre barbouillement. Quoi, en somme ? Ils vont se marier à cœurs décroisés ; est-ce pour engendrer de futurs Alfonso ? Pour dire des choses si plates, fallait-il un opéra ? Le désenchantement tue la poésie ; or Cosi ne s’occupe que de nous désenchanter, et c’est par le chant le plus capiteux, ou le plus poignant, ou encore, excusez le terme dans un sujet aussi trivial, le plus céleste.

D’aussi grands musiciens que Beethoven ou Wagner ont cru pouvoir mépriser cette musique, tant la bassesse du propos la leur faisait trouver inconvenante. Boileau ne voulait pas reconnaître l’auteur du Misanthrope dans le sac grossier des Fourberies de Scapin. Mozart se serait-il lui-même fourvoyé ? A-t-il mêlé à l’étourdie son génie des essors et des lignes à une plaisanterie de cabaret ?

 

   Personne ne le soutient plus, mais tout le siècle passé a tenu Cosi en mésestime. Et si depuis longtemps le génie de l’œuvre est hors conteste, les mises en scène se succèdent, plaisent, déplaisent, éblouissent sans convaincre, comme si l’on n’avait toujours pas la bonne clef. On agite plus ou moins adroitement devant le public celle qu’on tient enrubannée avec rébus ou hiéroglyphes mais elle ne tourne qu’à moitié dans la serrure, et la porte reste close.

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   L’un fait rôder la mort, sanglée de noir, entre les personnages de blanc vêtus ; (mais Cosi fait grâce, constamment !) L’autre resserre les manœuvres entre canapés et paravents d’un bordel (et alors plus de jardin, plus de mer, plus de barque, dans cet opéra dont les airs sonnent si bien dans les voiles). L’œuvre résiste, bien entendu, et le public se retire ravi, pourvu qu’aucune corde n’ait alourdi le tempo. C’est qu’on pourrait dire de Cosi tout entier ce que Golea disait du trio des adieux (Soave sia il vento, n° 10) : “Cette musique, il faudrait lui flanquer des coups de marteau pour qu’elle cesse d’être belle !” Personne, à ma connaissance, n’a voulu aller jusque là ; il arrive cependant qu’on se lasse de ‘l’invention scénique’, dont les opéras, depuis quelque temps, font les frais. Dans cet exercice, le pire est peut-être derrière nous. Mais il passe tellement d’air entre une musique et un texte qu’on peut y glisser sans horreur, sinon sans offense, les intentions les plus diverses. La mort et l’amour allant avec tout, on passe vite pour profond dès qu’on les exhibe au hasard, pourvu que ce soit alla moderna, c’est-à-dire audacieusement. Les metteurs en scène ont rajeuni le répertoire, c’est entendu, et l’on ne compte plus leurs réussites éclatantes, mais les plus doués sont les plus sages, qui se contentent d’avoir du goût, et, surtout, pas plus d’esprit que la musique !

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   Ne voir dans ce jugement aucun mépris, mais ce simple constat : les ouvrages du plus grand art ont été composés sous un ciel culturel qui, malgré tous nuages, distinguait clairement un Mal et un Bien, alors que nos mises en scène fin de siècle sont celles d’une humanité qui proteste de toutes ses forces contre cette distinction, et qui ne sait pas très bien au nom de quoi, puisqu’elle a perdu jusqu’à l’idée d’elle-même à travers les avatars d’une ‘mort de l’homme’ qui n’en finit plus. Dans ces conditions, comment le metteur en scène ajusterait-il ses idées à celles de l’œuvre ? Il sera toujours trop court d’un bout, condamné aux investigations pseudo-cryptiques, et à tout ignorer de la profondeur. (Non pas tout, heureusement ; s’il a un peu d’oreille, son intuition lui souffle parfois ce que son intelligence cherchait en vain)

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   Examinons d’abord les deux interprétations, cynique ou romantique, entre lesquelles la musique balance, et dont aucune ne peut la satisfaire entièrement.

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COSI CYNIQUE, OU LA CRUAUTÉ DES LUMIÈRES

 

   On peut lire Cosi fan tutte comme le pamphlet de la perversité des femmes, dont La FIûte enchantée sera un an plus tard le procès ostentatoire. Cela ouvre deux questions : qu’est-ce que l’âge des lumières a pu haïr dans la féminité, pour déployer ses condamnations avec tant d’éloquence ? Et d’abord, plus directement : qu’est-ce qui justifie cette charge sélective, comme elles font toutes ? Pourquoi elles, alors que la nature porte l’homme à la dissémination et la femme au recueillement, Ulysse au vagabondage, Pénélope à la fidélité ? Dans une époque encore toute proche (et sans doute toujours présente au fond des cœurs, seulement un peu plus enfouie), on pouvait dire, à observer les jeunes gens : les garçons pensent aux filles, et les filles pensent au mariage.

   Si le thème de la coquetterie (féminine) était devenu un lieu commun de la psychologie littéraire (et populaire), voyez-y un redoublement de raison : plaire, et s’éloigner, attirer plus loin, et à la dernière heure se dérober, aucun mystère dans cette pratique immémoriale : c’est faire attendre pour obtenir plus, engager l’homme dans des chemins où il lui faudra aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au mariage : ainsi trouvera le repos celle qui ne fuit le poursuivant que pour mieux l’étreindre.

   Mais supposé que l’homme s’identifiant à la raison ne laisse à sa compagne que la niche de l’idole (et celle de l’animal domestique), on voit la femme, devenue objet, s’estimer le plus cher possible. Puisqu’on me refuse l’autonomie d’un sujet véritable, qu’au moins je sois objet précieux. Et la coquetterie, dérivée du mouvement naturel d’une fonction utile, absorbe toute la personne, interdisant le bon usage de la vie conjugale : plaire ici, plaire là, tout pour le dehors, briller de mille feux, ne se consumer d’aucun, surtout, n’en réchauffer personne. La femme renonce, autant que possible, aux fonctions (économiques, charnelles et spirituelles) du dedans ; elle s’affirme par sa capacité à séduire, et la rivalité prenant bientôt le pas sur l’appropriation, selon le cours de nos autres désirs, le combat des femmes crée toute une psychologie de la méchanceté, dont l’homme n’est plus que le prétexte. Les nécessités de la lutte munissent alors le beau sexe d’organes spécifiques, pommades, médisances, et ces extravagantes coiffures qui ornaient les figures de mode de nos aïeules comme les bois enjolivent et encombrent la tête des cerfs.

   Nous avons changé tout cela… « Lutte des femmes » évoque aujourd’hui des atours plus austères. Mais notre opéra s’écrivait au temps des Liaisons ; et, que l’on sache, la marquise de Merteuil ne s’habillait pas chez nos féministes.

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   Ce personnage de notre terrible roman est pourtant bien éloigné, aussi éloigné que possible des héroïnes de Cosi, ce qui pourrait faire douter du point où nous voulons en venir. En effet, la marquise fait peur, et elles font rire ; Despina a beau les instruire en coquetterie, la peine est perdue. Comment pourraient-elles trattar l’amor en bagatelle, sauter sur l’occasion, manger les figues et garder la pomme, jouer de l’inconstance et même de la fidélité, en écouter cent, en regarder mille, bref, mener le jeu, quand le jeu les mène ? La coquetterie ne fait qu’un avec l’indifférence aux autres et la passion unique du pouvoir. Mais pour celles-ci, la nature les fit trop sensibles : il faut être maîtresse de soi pour devenir maîtresse de quelqu’un. Allons, elles ne sont bonnes que pour le mariage, la soumission et ce qui s’ensuit. Un autre mot de Despina leur fait sentir bien durement la distance d’elles au sexe fort : puisque vos Ganymèdes sont allés au combat, agissez à la militaire : recrutate ! Recruter ? Ce qu’elles vont tenter n’y ressemble guère. La marquise de Merteuil était surarmée, elles sont sans armes, vaincues d’avance par la ruse la plus grossière, jamais en mesure d’esquisser la plus légère parade, trop évidemment victimaires pour que la farce laisse un instant douter de leur défaite. Elles font pitié, avant même d’avoir croisé le fer. Les auteurs de la comédie s’espacent sur elles sans ménagement.

   La question est donc bien : quelle méchanceté s’acharne sur ces filles ? Pour venger quelle plaie ?

 

   Ce que le texte écrase en elles, c’est la religion du sentiment. La féminité doit périr, dans le siècle de la raison. N’est-ce pas le cœur des femmes qui perpétue l’obscurité des attachements honteux ? Dans ce cœur, l’homme déteste sa faiblesse, principe des servitudes sociales, car toutes les religions se tiennent et s’entraînent, obéissance aux ordres sous le signe d’un Dieu-Amour, gémissant et pleurant lui-même (quand il faudrait penser et agir !) dans notre vallée de larmes. Les femmes font la fortune des églises, qui font le malheur du monde. On les exclura donc des nouveaux temples, que le 18e édifie à la Raison, et dont notre barbon est un clerc enseignant.

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   Dès le début, où les pauvres folles ont déjà perdu la partie, don Alfonso se donne le spectacle de leur misérable mensonge (qui n’est qu’une complaisance pour l’illusion, dans ces têtes romanesques), et il n’en fait qu’une bouchée. ‘Leur’ mensonge ? Ou plutôt celui de la soi-disant profondeur, dont le ‘sentiment’ est l’emblème ? Comme cette profondeur tient peu ce qu’elle promet ! Les amoureux souffriront de l’apprendre ; c’est ainsi que l’on fait des hommes avec ces niais de jeunes recrues. Don Alfonso n’a pas choisi sa fiction au hasard : le ‘contre-ordre royal’, qui prétendument ramène de l’armée nos jeunes gens, n’a changé que le terrain de la bataille. Celle-ci est une autre guerre, où il leur faudra souffrir beaucoup, avant de savoir par cœur la leçon de Cosi fan tutte !

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COSI ROMANTIQUE, OU L’AMOUR MÉCONNU

 

   Cette première lecture épèle le texte au plus près, mais naturellement la musique proteste. Tant d’émois, tant d’amour ! Épargnons au lecteur le compte des airs, duos, ensembles, où l’opéra déchire la comédie des apparences pour faire voir, toucher, entendre, sentir enfin, de toutes les puissances de notre âme sensitive et pensante, la surexistence du cœur. Les sens ont pouvoir de nous surprendre et charmer, l’esprit a droit de nous convaincre, mais ni l’un ni les autres ne peuvent rien contre cette dimension qu’ils n’atteignent pas, qui cependant passe à travers eux : le cœur est vainqueur. La musique, dirait-on, le sait d’avance. L’idole dorée, dont Guglielmo fera l’enseigne de son triomphe, parodie inutilement ce que la vanité désespère de connaître : la paix sans victoire, le comble de soi dans l’oubli de soi.

   Encore faut-il ajuster cette évidence de la musique au scénario de l’affaire.

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   Au fait, quelle affaire ? Celle du texte, ou celle de Mozart ? Celle de l’œuvre, ou celle de la vie ? Dans une interprétation romantique, on espère les voir coïncider.

   C’est justement le cas.

 

   Guglielmo peut bien jouer à qui gagne perd avec sa trop facile conquête : Dorabella ne vaut pas plus que les quelques onces d’or dont on l’achète. Elle se promit au premier qui la regarda, elle se prête au suivant, croyez qu’elle se donnera au troisième. (Oui, oui, même mariée ; il y faudra sans doute un peu plus de façons, mais on imagine que le coquin n’y perdra pas !) Dorabella est de ces femmes qui ne tiennent le rôle de la passion que parce qu’elles l’ont écouté au théâtre, ou lu dans un livre, de ces gens dont La Rochefoucauld prétendait qu’ils n’auraient jamais aimé s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amour. Que l’on détaille seulement la première scène où elle apparaît, ce double roucoulement avant la tentation : elle et Fiordiligi s’extasient sur le mérite de leurs fiancés ; Dorabella répète les sentiments de sa sœur, mais les mélismes ravissants de Fiordiligi prennent chez elle une amusante maladresse. Manifestement, elle cherche le bel air. Elle le trouvera au numéro 11, invoquant les Euménides et la peine intraitable qui la torture à propos d’un départ pour l’armée plus malheureux que véritablement tragique. Que diable ! ils ne sont pas encore morts. Dorabella hausse le ton, parce qu’elle est en souci de dire afin de se donner des raisons d’éprouver qui ne lui viendraient pas spontanément. C’est plus inconsistance que mensonge, mais le critique le mieux disposé à défendre le naturel de ce sentiment-là finit par convenir lui-même que Dorabella se croit obligée de mimer les Arianes délaissées.* Et que dire des nombreux petits duos où, plate imitatrice, elle ne peut que doubler sa sœur une tierce plus bas ?

 

* Jean-Victor Hocquard dans son Cosi fan tutte (Aubier), p. 54. L’ouvrage est probe et précis, mais l’auteur s’acharne à soutenir une cohérence continuelle de la musique avec le texte, qui l’oblige à quelques contorsions. La vraisemblance psychologique des situations et des airs qui les expriment ne nous importe pas dans son détail, puisque, comme on va tâcher de l’établir, et comme Hocquard finit par le pressentir lui-même,”Nous ne voulons point parler de l’aspect anecdotique des choses (…) non, il s’agit de quelque chose de bien plus important, qui concerne la portée de l’amour dans notre vie”. (p.202)

 

   La parlotte elle-même met en valeur ce mécanisme mimétique : quand Fiordiligi loue un sembiante guerriero ed amante (un visage de guerrier et d’amant), l’autre ne trouve pas mieux qu’una faccia che alletta e minaccia, une face qui attire et menace. Ce que je dis, mon double le redit.

   Oui, laissons Dorabella à Guglielmo. Il ne mérite d’ailleurs pas plus, ce vaniteux à qui Mozart n’a a pas donné d’autres airs que celui de la vantardise virile (n° 15 : bon pied, bon œil… et nos moustaches !), celui de la philosophie à bon marché (n° 26, sur une musique qui ne veut surtout pas être plus que plaisante), et les cris de l’amour-propre humilié (à la fin du n° 29 : ah ! je pourrais cogner les étoiles de mes cornes !). Pour leur duo d’amour (n° 23), Guglielmo n’en est pas si fort ému qu’il ne puisse faire (à part) quelques réflexions sur l’infortune de Ferrando. Très joli duo, où la grâce et l’ironie voguent de concert. Il rappelle celui de don Giovanni et de Zerlina (La ci darem la mano), en plus léger encore. Ce n’est pas que Dorabella n’ait une réelle émotion, la seule émotion vraie de ce rôle peut-être, cet homme si près d’elle, l’autre si loin… mais Guglielmo ne cesse de jouer un jeu, qui ne chatouille que les sens ; le cœur est indemne. (Tandis que le cavalier de Zerlina…)

 

   Laissons les amourettes, venons à l’amour. Ferrando et Fiordiligi étaient faits l’un pour l’autre, et dormait en eux ce savoir sacré. Mais le destin n’oubliera pas de leur faire sentir à quel bonheur il les soustrait. Les ayant tenus séparés (les circonstances décident des mariages), il les réunit un moment, par jeu, et c’est le jeu de la vérité. Un trop court moment, qui fait briller une destination éternelle. Ils se reconnaissent ; désormais il ne pourra plus être sans elle, ni elle sans lui. L’amour existe, il les enveloppe de son manteau. Et cette métaphore, dont la partition déborde et nous inonde, va se faire vision ; quand l’ultime effort de Fiordiligi lui inspire de fuir déguisée, c’est l’uniforme de Ferrando qu’elle revêt ; croyant s’envoler vers Guglielmo, elle devient un autre Ferrando devant nous. C’est dans ce costume qu’elle accueille celui qui dès toujours lui était destiné. Alors, elle ne peut plus rien, et en elle l’amour peut tout. Sans audace. Tout livrer, tout abandonner, fleur de lys (Fiordiligi) offerte au soleil : ‘Fais de moi ce que tu veux !’Jamais le libertinage n’aurait eu un mot si impudique, et si innocent.

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   Mais un mot n’est encore qu’un mot. Il bavarde, au prix de la musique. Et la musique de Cosi, qu’il serait vain de déclarer ‘la plus belle’ (car chez Mozart…), a du moins des accents incomparables. L’appel de Suzanne dans Les Noces, l’exaltation de Pamina dans La Flûte ne pincent pas les mêmes cordes. Ces héroïnes ne sont destinées qu’au bonheur, et partagent leur lyrisme entre son attente et sa possession. Ferrando et Fiordiligi, au moment qu’ils mettent la main sur lui, éprouvent qu’il est impossible, et que le seul bien qu’ils désirent leur sera désormais refusé.

   N’est-ce pas exactement l’héroïsme romantique ? La pureté d’un élan si sincère, l’altitude du sentiment d’amour, ne rencontrent, en ce plat et bas monde, qu’incompréhension et moquerie. La farce 18e voit surgir du milieu d’elle-même sa bouleversante contradiction.

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   Nous parlons ici de musique incomparable sans citer précisément un numéro. C’est qu’il faudrait à peu près tout citer du deuxième acte, surtout le long et inutile combat de Fiordiligi contre son âme ; chaque phrase y retrace, en sa mélancolie, les traits qui ont su la blesser, et – nous le sentons en même temps qu’elle, un peu avant elle – dont rien ne la délivrera.

   Il faudrait citer aussi, bien entendu, leur vrai duo d’amour (n° 29) : en cette musique, ils ne font plus qu’un, et ne cessent pas de sentir que le destin va séparer leur ombre double. Si le mot ‘déchirant’ eut jamais un sens littéral, c’est ici.

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   On a maintenant le droit de poser la question, si peu que l’on soit enclin à chercher le secret des grands ouvrages dans la biographie de leurs auteurs : qu’en est-il de Mozart en cette année 1789 où il entreprend d’écrire Cosi ? Hocquard n’hésite pas à écrire :

   ‘ Mozart, c’est Ferrando qui a fini par épouser Dorabella. Il est aux petits soins pour cette fille évaporée, et c’est en grande partie à cause d’elle qu’il se débat dans la médiocrité amère du quotidien.’ (op. cit. p. 197). Et il cite une lettre de cette année-là : ‘Tu as un mari qui t’aime, qui fait pour toi tout ce qu’il est en état de faire… Je suis enchanté quand tu es gaie… Certes, mais je souhaiterais seulement que tu ne fusses parfois aussi familière. Tu es trop libre, à mon gré, avec N. N… Une femme doit se garder toujours en respect, sans quoi elle donne prise aux propos des gens. Mon amour !… Pardonne-moi d’être aussi sincère, mais mon repos l’exige aussi bien que notre bonheur commun. Rappelle-toi la promesse que tu m’as faite. O Dieu ! essaie seulement, mon amour… Ne te tourmente, et ne me tourmente pas d’une inutile jalousie.’

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   La légèreté n’était que de tête ? Sans doute, mais il en souffrit beaucoup.

   Or, Constance Weber avait une sœur, dont douze ans plus tôt, à vingt et un ans, le musicien s’était passionnément épris : Aloysia, qui l’éconduisit froidement lorsqu’après un an d’absence il la retrouva, toujours aussi amoureux. Quatre ans plus tard (en 1782), il épousait la cadette. La force de la passion amoureuse, le sort malheureux que le monde lui réserve, les contresens du cœur, ne peuvent être absents de la pensée de Mozart. L’opéra-bouffe est une confidence lyrique.

 

NOTRE DÉSIR EST SANS REMÈDE

 

   La contradiction des deux analyses, la cynique et la romantique, semble s’ouvrir toute seule à une réconfortante synthèse : l’œuvre d’art en général ne témoigne-t-elle pas des grossesses historiques, et des douleurs des accouchements ? Le romantisme de Cosi serait la protestation contre l’enfermement social dont le rationalisme triomphant tient la clef. Car le rationalisme des lumières est l’expression idéologique de l’ordre nouveau, qui se veut le plus opaque possible aux futures libérations. En témoigne le rire de don Alfonso, caution bourgeoise de la servitude des femmes, qui est l’image de toutes les autres.

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   L’opéra, aucun auditeur ne peut en douter, dit quelque chose d’essentiel sur notre condition, et c’est l’arbitraire de la désignation amoureuse. Oui, l’arbitraire : notre plaidoyer romantique ne forçait-il pas sur les dissymétries ? Il est bien vrai que Fiordiligi bouleversée est bouleversante ; mais en son âme l’amour-propre et la vanité se font de la place quand il le faut.

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   Idem pour Ferrando, riant ou pestant entre deux émotions vraies. L’erreur serait de donner la psychologie à da Ponte, et le lyrisme à Mozart. Le musicien ne récuse pas le réalisme de son librettiste ; s’il va beaucoup plus loin que le texte, il n’y contredit point. C’est justement sa force ! Rien n’empêche d’imaginer – ‘la morale de l’histoire’ nous y invite au contraire – qu’une nouvelle et non moins bouleversante découverte apprenne dans quelque temps à Ferrando, ou à Fiordiligi, que le grand amour les attend derrière la porte, ou sous un autre déguisement. Qu’est-ce qui n’est pas déguisement, dans la défroque de nos charmes ? ‘Cesser d’aimer, écrivait La Bruyère, preuve sensible que l’homme est berné, et que le cœur a ses limites’. Et Pascal : ‘Il l’aimait, il ne l’aime plus ; il l’aimerait peut-être encore si elle avait dix ans de moins.’ Quoi de plus changeant que la sincérité ? Et quoi de plus ‘social’ qu’un coup de foudre ? Des Albanais ! Mon Dieu, que cela a de charme !… pour de petites bourgeoises qui ont déjà senti le bel air des ‘couleurs locales’. Il faudra cinquante ans de plus pour que le goût nouveau parvienne à des paysannes comme Despina : c’est pourquoi (n° 13) elle voit ‘des remèdes contre l’amour’ dans ces accoutrements qui vont troubler si fort ses maîtresses. (On est peu de chose…)

 

   L’arbitraire, soit. Mais pas l’arbitraire seulement ; nous ne saurions revenir à la version cynique, tant l’opéra échappe, par sa dimension d’infini, au scepticisme libertin de son intrigue scabreuse. Mozart a semé le doute dans notre ironie, il n’est plus en notre puissance de l’oublier. Désignation arbitraire, mais désignation de l’amour. Le centre de l’affaire n’est pas plus l’inconsistance que la consistance de nos sentiments ; plutôt le contraste entre la fantaisie de l’amour et sa profondeur, sa fragilité et une telle puissance ! Oui, ‘nous portons nos trésors dans des vases d’argile’. Si de grands musiciens – nous avons nommé Beethoven et Wagner, mais c’est presque tout le 19e siècle qui est avec eux – ont pu un moment discréditer Cosi fan tutte, c’est que le mensonge romantique oppose un formidable refus au regard lucide sur notre misère. Axiome du mensonge : le sujet est innocent. Que le monde le persécute, qu’il soit malheureux et incompris, voilà les indices très certains de ce désir supérieur, dont les désignations sont adorables.

   Christianisme décomposé. Ce ruisseau charrie tout : Ressentiment, Révolution, et ces ‘autels emphatiques dressés aux souffrances humaines’ (Maurras), où triomphe la religion accusatrice en son pharisaïsme d’aujourd’hui.

   Que cette sorte de pitié humanitaire nous ait rendus complaisants au pire, et qu’ainsi le 20e siècle soit peut-être celui des plus grandes souffrances que l’homme ait infligées à l’homme (au nom de son bonheur !), on le montrerait, hélas, aisément… mais ce serait un autre livre…

   Dans ces pages, contentons-nous de dire avec Cosi comment l’orgueil romantique brouille nos idées. Et que l’amertume du vrai ne nous fasse pas fuir : ‘l’immortelle bien-aimée’ est toujours un être borné et infirme, au sujet duquel don Alfonso demande avec bon sens (début de l’acte I) : ‘Vos fiancées, elles se nourrissent, elles portent des jupes ? Ce sont des déesses, ou des femmes ?’ Et Despina posera directement la question (début de l’acte II) : ‘Etes-vous des femmes ou non, siete d’ossa e di carne, o cosa siete ?’ En chair et en os, ou en quoi ?

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   Mais ces êtres terreux, fendillés au soleil, boueux sous la pluie, ont reçu la divine empreinte et la ‘sainte blessure’, qui sont nos vraies raisons d’espérer. Ces raisons ne siègent pas en nous-mêmes, non plus qu’en nos rencontres mondaines. Swann a toujours su qu’il perdait son temps et sa vie « pour une femme qui n’était pas son genre ». Or, l’amour n’avait pas en vain posé sa marque sur lui. Le narrateur de La Recherche débrouille fort bien ce nœud ; et nous ne trouverons pas étrange que le dénouement en soit précisément la musique. Rejouons-nous, par plaisir, un plaisir qui n’a pas fané depuis notre jeunesse, la petite phrase de la sonate de Vinteuil :

 

   Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase, au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants, si seulement ils étaient un peu musiciens, qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux.

 

   On ne peut cerner de pointillés plus exacts la part métaphysique de ce qui nous vient aux oreilles. Ce gros mot de ‘métaphysique’ dit en langue grecque ‘une nature pas très naturelle’. Ceci, par exemple : toujours l’amour se trompe, et jamais il ne ment ; la musique le révèle.

Ce qui, chez Proust, est l’erreur des temps, (brève durée de ces états de l’âme), est chez Mozart l’erreur des personnes (les cœurs croisés !) : or il s’agit dans les deux cas d’une même infirmité de la désignation. On n’éprouve l’amour que pour une princesse de ce monde. Mais, étant faite comme nous, il est assez indifférent que ce soit elle ou une autre * (Dorabella ou Fiordiligi), et son attitude à notre égard (Odette hier ou Odette aujourd’hui), qui importe tellement à l’amoureux, n’affecte pas l’essence de l’amour, seulement le cœur qui l’éprouve, puisque ce cœur reçoit la même musique d’un cours tout contraire (mise en garde ou résignation) selon des circonstances qui seules peuvent changer.

 

* Sauf à partir du choix réciproque, c’est à dire du don de soi-même. Ce don ouvre à l’amour les portes d’une durée que la ‘nature’ lui refuse.

 

   C’est donc l’amour lui-même que la sonate tâche de dire, et rien ne mérite davantage d’être exprimé. Il faut croire que, hors de nos trop humains récipients, il est encore un lieu pour abriter son essence, puisque la musique établit la vanité de nos souffrances ou de nos joies dans l’acte même où elle en énonce le principe supérieur. Cette vanité justifie tous les rires, ce principe toutes les émotions. Il est risible, celui dont l’amour est plus grand que son cœur. Ou celui qui s’avise de transporter son idéal dans le faitout de sa cuisine, voire en un vase plus vulgaire. Rions donc. Mais on doit plus encore s’émerveiller qu’il y porte un trésor cent fois trop beau pour lui !

   Et Mozart s’émerveille… ce qui est le contraire de s’illusionner. L’illusion rapporte le miracle au sujet. L’émerveillement abolit la prétention subjective, pour mieux faire briller une nécessité souveraine.

   Voilà deux grands mots. Mais c’est que nous parlons d’une bien grande musique. Et ‘nécessité souveraine’ n’est pas mis ici par hasard.

   Le génie de Mozart a son quid proprium, qu’on ne nomme pas sans raison ‘la grâce’, la fameuse grâce mozartienne, qui est une façon de ne pas tomber quand votre fragilité vous y porte, parce que l’aspiration d’en haut compense exactement la pesanteur. On peut dire aussi que la contingence se voit justifiée par une nécessité qu’on n’aurait même pas osé attendre. Mais nécessité ‘souveraine’, parce qu’elle siège dans les hauteurs et, venant habiter parmi nous, y dispose l’harmonie par un décret spirituel, soit le contraire d’une détermination mécanique. La force, ainsi, revêt la faiblesse, et nous voyons sa gloire, gloire qu’une muse tient d’Apollon, pleine de grâce et de vérité.

   On peut écouter Cosi fan tutte d’un bout à l’autre : presque rien n’y contredit à cet éloge. * Mais, naturellement, les beautés humaines ont leurs degrés. Et dans cet opéra où tout, jusqu’au réalisme et à la ruse, respire un air céleste, deux moments se détachent comme absolument immatériels, privés même du support psychologique encore indispensable aux plus beaux arias de Fiordiligi :

   Le trio des adieux (Soave sia il vento, Ier acte)) ; et le quatuor du toast, (E nel tuo, nel moi bicchiero, acte II)

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   On y touche les limites du réel. Au sens propre, le sublime.

 

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CODA

 

   On raconte une étrange histoire : le pape, de passage à Milan, avait souhaité voir la Scala, où Cosi fan tutte tenait précisément l’affiche. Impossible de lui faire entendre une telle frivolité ! En quarante-huit heures, on eut viré cap pour cap, et monté avec avion spécial pour le Karajan de service un de ces superbes Requiem de Verdi qui laissent des traces dans les oreilles. Espérons qu’il s’en est remis ; mais pourquoi offrir au Saint-Père ce monument du paganisme, quand on dispose justement du plus grave et du plus joli des sermons ?

 

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