Maison d'intolérance
Une conduite victimaire en cour de récréation
sur La Maison de poupées de Katherine Mansfield.
Extrait de Mon livre de lectures
Voici l’histoire d’une cruauté, qui commence par un bonheur fou, et s’achève dans une joie profonde.
Les petites Burnell viennent de recevoir d’une amie de la famille une ravissante maison de poupées… que les adultes laissent quelques jours dans la cour de leur demeure à cause de l’odeur de peinture. Isabel, Kézia et Lottie s’enchantent de ce cadeau où tous les détails d’une vraie maison se trouvent reproduits au format… quel format au juste ? Trop petite pour qu’une enfant y entre (le papa et la maman poupées eux-mêmes ne paraissaient pas chez eux, étant trop gros pour la pièce où ils gisaient étendus tout raides), la maison était trop grande pour faire usage de jouet. Plutôt qu’un jouet pour jouer, c’était un monde complet à voir. Et surtout à faire voir. Telle est leur première pensée le lendemain en allant à l’école. Maman a permis qu’on invite les écolières à venir deux par deux voir le chef-d’œuvre. Isabel, par droit d’aînesse, choisira l’ordre des invitations, et c’est elle qui, à la récré, raconte la merveille.
Les petites filles s’enthousiasment, elles lui font la cour pour être reçues les premières. L’excitation parcourt tous les rangs de l’échelle sociale dans cette école de campagne où les enfants Burnell et autres bourgeoises sont forcées de fréquenter la progéniture du petit commerce et de moins encore.
Mais si large soit le système, il ne peut fonctionner sans une limite. Les Kelvey marquaient la limite. Un pied dedans, un pied dehors : scolarisées, mais n’apprenant guère ; auditrices, mais quasi muettes ; habillées, mais dans des étoffes de rebut ; mère blanchisseuse à domicile, père absent, peut-être en prison ; mastiquant leur déjeuner à part, quoique assises le plus près possible… leur sandwich lui-même, sans beurre, est enveloppé dans du papier journal ! L’aînée est Lil, grosse fille laide, fagotée à faire rire. Sa petite sœur, notre Else, portait une longue robe blanche, qui semblait une chemise de nuit… des yeux énormes, solennels – une petite chouette blanche… Nul ne l’avait jamais vue sourire, elle ne parlait presque jamais. Elle allait dans la vie, cramponnée à Lil.
La cérémonie de la désignation agite le groupe de spasmes dangereux : quand il faut donner un ordre de préséance, tous les amours-propres sont à vif ! La crise mimétique, où les envies multipliées se croisent comme des flèches, va devenir, très naturellement, crise sacrificielle : si nous pouvons exclure, la violence ne menacera plus l’entre-nous. Voilà le principe du bizuthage, jeu parfois cruel d’une exclusion figurée. Mais le bizuthage se borne lui-même : cette cérémonie d’initiation est le fait d’un groupe d’avance résigné à intégrer les “nouveaux”, perturbateurs à qui l’on fait payer un moment la menace qu’ils sont pour l’ordre des anciens. À terme, une place leur est promise, et c’est la réalité de leurs mérites qui décidera de leur rang.
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Beaucoup plus cruelle est la cérémonie qu’on renouvelle à loisir sur des victimes désignées pour toujours comme telles : les petites Kelvey ont à souffrir de tout ce qui peut chambouler la vie des élèves ; ici, la date plus ou moins proche des invitations, avec l’ordre fragile, discutable, qui en résulte, et que va rendre tolérable l’exclusion visible des parias.
C’est que les Burnell sont les locomotives de ce petit monde déjà branché : elles lançaient la mode en ce qui concernait les usages. Leurs parents sont probablement les plus riches, et elles en reproduisent les mépris. N’ayant pas, d’ordre familial, la permission d’adresser la parole aux deux misérables, tout le monde fuyait les Kelvey. La maîtresse elle-même semble approuver, par un certain sourire, les distances tacitement convenues.
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La hiérarchie marque tous les rapports : l’aînesse d’Isabel la fait reine de ses sœurs ; aussi personne n’écoute Kézia vanter la petite lampe (qui réjouit sa jeunesse…) pendant qu’Isabel est en train de désigner, du doigt de majesté, les deux premières. Cette reine tient une vraie cour sous les pins du terrain de jeux. Les autres filles se pressent et se battent presque ; c’est à qui l’enlacerait, la flatterait… elles rivalisaient de gentillesse pour Isabel. Favorite, le plus beau poste du monde quand la royauté n’est pas un poste, mais un état. Les Kelvey toujours dans les marges, non désignables, écoutant de loin. Elles planaient en marge du groupe ; on ne pouvait pas les empêcher d’écouter. De temps en temps, les petites filles se retournaient pour leur faire des grimaces.
Les jours ont passé ; toutes les autres écolières, maintenant, ont vu cette maison dont aucune n’aura l’usage. Emerveillement fané, reste l’ennui possible : était-ce beaucoup de bruit pour rien ? Comment éviter le retour du mimétique, et peut-être la contestation de la primauté des Burnell ? Ces questions, non formulées, sont sous-jacentes à la pauvre “satisfaction” du désir. Quelque bonne méchanceté pourrait délivrer les filles de la précarité d’un ordre donné en définitive pour peu. Si la marginalité statique des Kelvey devenait véritable crise sacrificielle, on éloignerait la menace.
Une nouvelle innocence va donc être donnée au groupe par exécration. Ne pas voir ici un raisonnement, mais une crise, très directement liée au sentiment d’ennui, et à la menace d’explosion dont un tel sentiment est porteur : Un jour, la conversation languissait un peu (…) Les enfants étaient groupées sous les pins (…) Les Kelvey toutes seules, écoutant comme toujours, il leur prit envie d’être très méchantes avec elles.
C’est d’abord rumeur légère : Emmie Cole commença à chuchoter : Lil Kelvey sera domestique plus tard. S’ensuit un début de réciprocité, que garantit l’ombre portée des adultes : – Oh ! quelle horreur ! dit Isabel Burnell en lançant des œillades à Emmie. Emmie avala sa salive d’une manière très significative, et hocha la tête en regardant Isabel, comme elle avait vu faire à sa mère en pareille occurrence.
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Puis la condamnation est mise en boucle pour empêcher le dialogue avec l’infâme, et susciter une onde collective dans la cour : C’est vrai – c’est vrai – c’est vrai ! dit-elle. (Le refrain, la rengaine, la ritournelle, sont-ils des reprises de ce comportement accusateur dont le simplisme du slogan serait la forme primitive ? C’est vrai, c’est vrai, c’est vrai…)
Un pas de plus, l’attaque directe après l’imputation publique. Les petits yeux de Léna Logan eurent une mauvaise lueur. 'Si je le lui demandais?' murmura-t-elle (retour au chuchot, qui diminue l’audace de la proposition.) - Je parie que tu n’oses pas, dit Jessie May.
Défi relevé, mais par le passage obligé de la danse, qui rythme traditionnellement le cortège sacrificiel, et encourage le sacrificateur en le dispensant jusqu’à un certain point de donner à sa méchanceté un contenu purement personnel que lui-même et le sacrifié toléreraient mal. L’exécration passera mieux si son caractère collectif est rendu sensible.
Orgueil torero, cite, ballet de la faena de muleta, musique, regards d’un peuple entier sur le matatoro, silence de la mise à mort :
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Peuh ! je n’ai pas peur, dit Léna. Soudain, elle poussa un petit cri aigu et se mit à danser devant les autres. « Regardez-moi ! Regardez-moi ! Regardez-moi maintenant ! » dit-elle. Et, faisant des glissades, esquissant des pas, traînant un pied, riant sous cape, elle s’approcha des Kelvey.
Lil leva les yeux. Elle serra vivement les restes de son dîner. Notre Else s’arrêta de mastiquer. Qu’allait-il se passer ?
' Est-ce vrai que tu seras domestique plus tard, Lil Kelvey?' cria Léna d’une voix perçante.
Silence de mort. Au lieu de répondre, Lil sourit de son sourire niais et timide. La question semblait la laisser complètement indifférente.
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Ce coup d’épée manqué déçoit le public et oblige le torero à se reprendre, en s’encourageant lui-même par une “attitude”:
Quelle déconvenue pour Léna ! Les petites filles commençaient à ricaner.
Léna ne put supporter cela. Elle mit les poings sur les hanches, bomba le torse. 'Oui, votre père est en prison !' siffla-t-elle méchamment.
Estocade réussie, le public retrouve « le sens de la fête » :
C’était si prodigieux d’avoir dit cela (“cela”, le sous-entendu des conventions de sociabilité, “cela”, la transpiration haineuse du monde adulte parlant entre soi, qui éclate soudain comme un pétard d’enfant)… C’était si prodigieux d’avoir dit cela que les petites filles s’enfuirent en masse, dans un état d’excitation profonde. Elles étaient folles de joie. L’une d’elles trouva une longue corde et elles se mirent à sauter. Jamais elles n’avaient sauté si haut, jamais elles n’étaient entrées dans la corde ni sorties si vite, jamais elles n’avaient accompli prouesses si audacieuses ! Le “record”, ce qui doit marquer la mémoire du crime, les jeux d’Olympie déployant l’ordonnance numérisée – symbole de l’ordre social qu’un sacrifice solennel vient de refonder rituellement… Les racines du collectif, ses certitudes terribles, ses joies sauvages… tout cela, inscrit plus nettement, plus durablement que dans les religions et les codes, dans les façons criardes des jeux enfantins.
Quelle belle exclusion victimaire ! La vérité sort du manège des enfants…
Mais le sacrifice ne peut être clairement démonté que par qui en voit toute l’injustice. Par la grâce du cœur de Kézia – Katherine elle-même, dont le génie est à l’écoute de son enfance, et bien plutôt de l’enfance spirituelle qui chez elle tenait la plume – oui, par la grâce de ce cœur, la liberté sera rendue aux captives, aux affligées la joie ! Car la vraie déconstruction donne la vie au lieu de la prendre, et nous n’aurions pas su cette faute du groupe si l’héroïne qui la raconte ne l’avait pas elle-même réparée.
Bien entendu, le témoin de la vérité devra s’attendre à souffrir pour elle, et braver le scandale d’un coupable enfouissement :
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​ Maman, dit un jour Kézia, est-ce que je peux inviter les Kelvey, rien qu’une fois ?
– Bien sûr que non, Kézia !
– Mais pourquoi ?
– Sauve-toi, Kézia, tu sais très bien pourquoi.
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Eh oui, Kézia, tu sais trop bien que la “raison” en est une déraison, une des lignes torses sur quoi le monde est bâti. Ne touche pas à ces fondations ! Eloigne-toi de moi, éloigne-moi de ces pensées…
Comme un écho bruyant à cette non-réponse, la méchanceté des élèves, décrite plus haut, va ancrer au cœur de Kézia la certitude de la justice, avec la dure conscience de la longueur des chemins à parcourir. C’est un beau trait du génie de Katherine que tout s’exprime pour finir en termes de distances, la dernière scène répondant au bannissement maternel du sauve-toi !
… Il y avait des visites. Isabel et Lottie, qui aimaient les visites, montèrent changer de tablier, mais Kézia sortit par la porte du fond, à la dérobée. Il lui faut garder son tablier d’école, comme un signal de proximité. Personne alentour. À la dérobée, par la porte du fond, là où il n’y a plus personne, aucune de ces dames dont les visites confirment le bien-fondé du jeu social. Kézia sait bien qu’elle rumine une pensée interdite. Le courage débute comme le péché : une honte à boire. Elle commença à se balancer sur les grandes barrières blanches de la cour. Une contenance, et telle qu’elle épouse la forme de son indécision. Bientôt, en contemplant la route, elle aperçut deux petits points. “Petits” : comme la route est longue ! Et comme les phrases courtes, presque réduites à leurs verbes, marquent d’avance la difficulté du devoir ! Ils grossissaient, ils approchaient. Elle put les distinguer. L’un d’eux allait en avant, l’autre suivait de près. Elle reconnut les Kelvey.
D’abord, reculade : Kézia cessa de se balancer, elle se laissa glisser de la barrière, comme prête à s’enfuir. Puis la bonne honte : elle hésita. Puis l’évidence d’humanité, que rend sensible la triste longueur des ombres mariées aux visages sur fond de fleurs : les Kelvey approchaient, et à leur côté avançaient leurs ombres, très longues, barrant la route, la tête passant sur les boutons d’or. Enfin : Kézia remonta sur la barrière qu’elle fit glisser vers l’extérieur ; sa résolution était prise.
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De nombreuses médiations seront encore nécessaires pour que toutes les distances soient franchies. Lil, d’abord abasourdie du bonjour de Kézia, refuse l’invitation d’entrer dans la cour pour contempler la petite maison, et cela au titre d’un ordre social qu’elle entérine depuis sa bassesse : Vot'maman a dit à not'maman qu’i fallait pas que vous nous parliez. Et sans doute rien ne se serait produit sans le tiraillement silencieux de sa jupe : Elle se retourna ; notre Else la regardait avec de grands yeux suppliants. Lil ne résiste plus.
Comme deux petits chats égarés elles traversent la cour, et enfin contemplent la merveille, éperdues, pétrifiées… jusqu’à ce que tante Béryl, rétablissant de sa voix vengeresse les immensités un moment abolies, les chasse devant elle comme de petits poulets. Cette tante Béryl, multipliant toute distance, était celle que l’odeur de peinture avait incommodée si fort : ‘Dehors ! tout de suite’, cria-t-elle, glaciale et fière.
Retour à l’ornière départ : maintenant loin de chez les Burnell… assises sur un gros tuyau d’égout peint en rouge… les joues de Lil encore brûlantes, regardant, comme l’image d’une silencieuse fatalité, les vaches de Logan qui attendaient qu’on vînt les traire… à quoi pensaient les petites Kelvey ? À ce que les riches feront d’elles ?
Mais Katherine Mansfield n’est pas un écrivain réaliste (il n’y a pas d’écrivain ‘réaliste’) ; elle voit la vérité tout entière. Si rien ne lui échappe du malheur, c’est parce que lui est accordé (nous est accordé) un site d’où le malheur peut être mesuré dans sa pleine étendue : et ce site est la compassion.
Par un pan de son manteau, la compassion tient à l’éternel ; c’est pourquoi elle est contemplative, car on ne peut mesurer ce qui manque (et qui, dans la pitié, serre la gorge) que par son rapport direct à la plénitude qui semble habiter le senti. Faut-il dire le donné ? Non, le Royaume n’est pas de ce monde, où le donné est toujours trop court d’un bout. Le donné à sentir. L’infini de tendresse donné à sentir…
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Ici, cette plénitude a un nom, et même une couleur. Elle est jaune, c’est une exquise petite lampe couleur d’ambre, surmontée d’un globe blanc, qui se dressait au milieu de la table, dans la salle à manger… la lampe était idéale. Elle semblait sourire à Kézia, elle semblait dire : « J’habite ici. » Elle était vraie. Dans cette grande fête qui est arrivée en même temps que la maison, dans la foule des détails ravissants – et les moches aussi ravissants que les autres : Il y avait même un porche minuscule… de gros morceaux de peinture coagulée pendaient au bord, qui n’adorerait, qui ne se goinfrerait de ces morceaux-là ? – oui, parmi les plafonds inouïs, le vert épinard des parois de gloire, les tissus mieux que damassés de ce nouveau Versailles, se trouve donc, gloire de gloires et splendeur des splendeurs, la lampe couleur d’ambre qui parle à Kézia le verbe muet des mystiques, et s’empare de son cœur pour toujours.
En vain, comme on l’a vu, a-t-elle souhaité en communiquer quelque chose à l’assemblée piaillante toute suspendue aux lèvres de sa sœur !
En vain ? D’âme à âme est passée la révélation, que l’amour de Kézia a méritée pour la petite chouette ; sur leur route d’exil, les Kelvey se sont arrêtées :
notre Else se blottit contre Lil. Elle avait oublié la dame en colère… puis, souriant de son sourire si rare :
J’ai vu la 'tite lampe, dit-elle doucement. »
Et de nouveau, elles se turent.
Et quoi d’autre qu’une lampe aurait pu ainsi éclairer le temps d’une lecture toute la maison de notre cœur ?