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"Recherches de paternité"
Petit cours de théologie pour cinéphiles
Renoir: La Règle du jeu
Fellini: Dolce Vita et Huit et demi
Bergman: Les Fraises sauvages

Extrait de Mon livre de lectures

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   La Règle du jeu est le chef-d’œuvre de Renoir, et peut-être du cinéma français (…) Dans cette composition tracée au compas et à l’équerre, les correspondances éclatent pour dire la même profonde dysharmonie. L’histoire est cruelle, qui entrecroise sans cesse des lignes meurtrières ; les carreaux noirs et blancs du vestibule où donnent les chambres l’expriment déjà sans parole : jeu d’échecs… C’est le vestibule d’un château de Sologne, où le riche La Chesnaye invite ses amis pour un week-end de chasse et de plaisir. Parmi eux, un amoureux de sa femme Christine, l’aviateur André Jurieux, et Octave, bon-à-rien du beau monde, confident de Christine depuis ses enfances autrichiennes, dont elle a gardé l’accent.

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   Le matin on chasse, secondés par des serviteurs qui vont jouer, à la rustique, à peu près la même pièce que les maîtres ; car le soir on s’amuse, on se déguise, on fait spectacle dans le spectacle, et le château devient la scène elle-même d’un marivaudage qui tourne mal.

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   C’est que la chasse du matin racontait déjà la fête du soir ; serviteurs et maîtres y conduisent à leur façon diverse un ballet de mêmes figures jusqu’à l’intersection fatale qui rompt le premier fil, dont périt tout l’ouvrage. Le désir y roule au hasard, mais il ne connaît que les pentes de malchance, c’est sa malédiction originelle. La belle Christine n’est pas au rendez-vous du bel aviateur. Elle le retrouve, le reperd, s’éprend d’un autre, et même de son mari, enfin d’Octave, l’Auguste* de ce petit cirque… Son mari Dalio – La Chesnaye, plâtré comme le clown blanc, est l’ordonnateur émouvant et mal aimé de ces réjouissances capricieuses, où l’amour d’un chacun ne cesse de voltiger, et à la fin desquelles sera tué, par erreur, l’aviateur qui avait pris le manteau d’Octave… Le film n’est qu’une succession d’erreurs sur la personne. Mais qui donc sommes-nous ?

 

* Le jeu des prénoms est ici une vraie ‘mise en abyme’ : Auguste, premier empereur de Rome, s’appelait Octave quand il ne l’était pas. Auguste est le prénom du peintre Renoir, Octave est celui du personnage joué ici par son fils Jean, metteur en scène du film. Mais, inversement, Octave est un terme musical (le modèle absent est un chef d’orchestre), et Auguste un personnage grotesque de cirque (en quoi se déguise l’Octave – Jean Renoir – metteur en scène du film) Octave est enfin le prénom de l’aimable viveur, à la place de qui se fait tuer, par erreur, le Cœlio des ‘Caprices de Marianne’…

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   Une telle question donne son vraie sens à ‘la peinture de la coquetterie’, qui est surtout le tableau des incertitudes du cœur, en qui le bel Eros n’a jamais clairement sa place. D’où les courses et les gambades, et le comique dit de situation. D’où les jalousies et les tristesses, et les ivresses du moment. On s’embarque pour Cythère entre l’amour et le hasard, celui-ci devient celui-là, jusque par le costume, comme à la scène avant-dernière des Noces de Figaro. Qui est fidèle ? Cosi fan tutte ! À nos pauvres cœurs, hélas ! rien d’impossible. Mais personne pour pardonner ; un noir destin mène le jeu. Faisan doré de la deuxième chasse, l’aviateur est descendu « en flamme », et il boule comme un lapin.

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   Rigoureux, drôle, poignant, c’est un opéra 'dix-huitième', dont un chef d’orchestre, justement, est l’ombre majestueuse. Vous vous rappelez peut-être : le père de l’héroïne était ce grand musicien qu’Octave admirait si fort, et dont, mime dérisoire, il tente d’évoquer la silhouette sur le perron du château. Mais sa main retombe : elle sait trop bien n’avoir jamais tenu la baguette de frêne… Octave est un raté qui n’a vécu que l’amour des autres, et que n’a pas visité le génie du grand ancien. Sa disgrâce l’a toujours laissé à part. Ce n’est pas pour rien qu’au bal masqué il fait un ours. Au bal masqué on est enfin soi-même : c’est le costume ordinaire qui est toujours le vêtement d’emprunt. L’ours a aussi un cœur, mais qui pourrait l’aimer pour lui-même ? Lorsque la belle l’embrasse, c’est la femme déçue qui accroche sa faiblesse à une émouvante amitié.

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   Or, Jean Renoir, qui n’était guère acteur, joue lui-même Octave. Pourquoi cette peine, sinon pour dire un secret ? Le voile est transparent : le chef d’orchestre, c’est son père. Né d’Auguste Renoir, Jean est comme écrasé par son génie. Quelle magnificence quand il mariait les couleurs ! Mais moi je ne suis pas peintre. Ni je ne chante. Ni je ne joue. Rien qu’un ours à caméra, par laquelle j’inscris à ma façon les figures de mes rêves, et mon impuissance à être l’artiste qu’il était. Un tel secret fait mieux comprendre l’étrange compassion qui flotte dans cette histoire, parmi entrechats et entrechiens.

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   Avec Watteau, avec Verlaine, avec Fellini, Renoir met les fêtes galantes dans les mystères douloureux, car la douceur de vivre rend fou de plaisir, et le plaisir rend fou de tristesse. À quel jeu jouons-nous donc dans nos dérèglements ?

 

   On n’aperçoit pas d’abord, dans La Règle du jeu, ce thème nostalgique du père incomparable et perdu. C’est pourtant lui qui donne au film sa profondeur continuelle, sensible jusque dans les scènes les plus triviales. De peu de poids, la dialectique des classes, où la conscience de Renoir est encore empêtrée à l’époque ; et le jeux de l’amour et du hasard, qui dessinent leurs zigzags sans contrainte, ne seraient qu’amusants sans l’ombre de cette grandeur. Voyez comme elle est rassurante, chaque fois qu’évoquée : ce père d’harmonie n’est pas le Commandeur de la Vengeance, il est le Maître de ‘la mesure’. L’ordre conventionnel que depuis son grand escalier La Chesnaye veut restaurer pour finir, se réfère lui-même, sous la trop visible hypocrisie bourgeoise, à une noblesse dont son âme ne cesse de frôler le fantôme. C’est sur ce même perron qu’Octave l’avait invoqué.

Y a-t-il d’autre sujet, qui vaille ?

 

   Et moi, saurai-je parler du Père ? Parler depuis le père, peut-être. Depuis le mien, par exemple. Depuis ce premier dimanche d’août, où, son corps étant encore avec nous, son âme en lieu désormais invisible, j’assistai à la messe matinale dans une église presque inconnue, proche de la clinique où nous l’avions veillé si longtemps. L’Introït inscrivit en mon cœur ses douces paroles de flamme : « ma chair flétrie refleurira… » À la pêche, on dit 'une touche'; j’avais une touche du divin.

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   C’était l’aube d’une révélation plus chère encore ; toute la journée, une certitude veilla sur moi, comme veillent les anges : « celui que tu prenais pour un père, celui dont tu avais besoin, dont tu croyais avoir besoin au point de ne pas envisager une seconde que l’existence se permettrait de continuer après lui, celui-là était un fils, et pouvait enfin se reposer de la tâche gigantesque que ta naïveté lui assignait, et que sa tendresse avait acceptée. »

   Pour la première fois, j’entendais comme une Bonne Nouvelle la lourde phrase de l’Écriture qui si longtemps m’avait forclos : « N’appelez personne père, car vous n’avez qu’un Père, qui est dans les cieux. »

   Ce n’était donc pas un interdit, mais une promesse ! Abolie à mes yeux et pour un temps dans ce bas-monde qui n’avait jamais si bien mérité son nom, la fonction précieuse entre toutes – car ma mère n’était encore que médiatrice de ce rapport-là –, la fonction solide entre toutes – car j’y trouvais le fondement de mes certitudes sans preuve, l’avant-preuve de tout –, fonction ô combien nécessaire et nourricière, primitive et ultime, cette fonction n’était pas vraiment une fonction, elle n’était pas un de ces postes fonctionnaires, glorieux ou obligatoires, que nous distribuent le hasard des choses et notre singulière nécessité : elle était le cœur de la vie, l’essentiel de l’essentiel, dont les uns pour les autres nous sommes tour à tour appelés à tenir le rôle, jusqu’à ce que la défroque nous en soit ôtée, avec le reste !

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   Jean n’est pas mon père, il est un fils, je ne l’avais jamais su jusqu’à ce dimanche 2 août 1964. Un “fils”, la dénomination la plus inattendue de son repos… Il peut poser le sac, il est avec son Père ! Et si son Père est avec lui, qui sera contre lui ?

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   Deuxième Bonne Nouvelle, deuxième révélation : Dieu n’est pas un dieu, il est notre Père ! Alors, l’humain le plus incongru sur la terre, le moins espéré, est le plus attendu dans les cieux, car, ainsi que disait dans sa prière une petite fille, 'ils sont tous tes enfants'. “Enfants”, ce qui leur reste de visage, quand les voilà défigurés. Enfants, soit pour toujours l’âge du bonheur. Enfants, seules âmes à passer la plus étroite porte (le chargement est resté en deçà – “défunt”: déchargé de son poids.)

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   Toutes choses s’en font mieux comprendre. Ainsi le paradoxe que Michel Suffran formula si heureusement : « On ne peut pas être sans avoir été. » Mais la filiation, qui est tout de nous, ne signifie pas une antériorité indistincte : le lien fondateur est de paternité. Le père est le lien, la mère est le lieu. Du père le nom, de la mère la chair. (Biologie et sociologie offrent des images utiles, qui assistent la réflexion, et ne doivent pas l’enchaîner.)

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Note pour les canelés : les sept paragraphes suivants, jusqu’à « on a entendu les premières mesures… » me paraissent bien difficiles, et un peu décourageants pour un lecteur qui a commencé la lecture d’un article traitant de cinéma. Je me demande s’il ne faut pas les remplacer par des points de suspension, quitte à préciser la teneur de cette large coupure, voire lui donner une autre place dans le site. Votre avis est requis !

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   La mère est un lieu de naissance, véritable, et irrévocable : de ce ventre nous sommes sortis, d’où le sérieux extrême de la maternité. Le Père est l’être ; c’est pourquoi chaque père de ce monde – on aura compris que le mien en tint magnifiquement la place – désigne sans être vraiment. Le rapport au père, si fort dans la symbolique, est plus ténu dans l’existence. On est mère pour de vrai (voir qualité des baisers), on est père en pointillés, on fait aussi autre chose…*

 

* Effaçons « l’Œdipe » de notre mémoire surchargée : il n’y a jamais eu d'“Œdipe”, sauf dans l’imagination perverse de ce médecin viennois qui voulut surtout empester son monde. Grosso modo, garçons et filles ont à peu près le même rapport à leur mère, et le même aussi à leur père, plus, naturellement, un devoir d’identification au parent du même sexe, ce qui a pu donner quelque apparence à l’hypothèse psychanalytique… que depuis bientôt un siècle notre superstition ânonne à plaisir.

 

   L’Esprit, qui est du Père au Fils, et du Fils au Père, l’Esprit, quintessence de la relation, ensemence le lieu, chaque lieu réel ; et de même que le Verbe une fois s’est fait chair – forcément dans le sein de la Vierge, car on n’imagine pas de “père” selon le monde à cet unique 'Fils, engendré, non pas créé… venu dans le monde, non du monde' –, à son tour toute parole est en ce monde germinative, et toute germination une parole d’abord enfouie, ce pourquoi la fonction de ce qui naît est le cantique. Or, que dit le cantique ? La gloire du Père, et cette gloire est le réjouissement véritable des créatures, leur gratitude d’être.

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   Comme l’Ennemi condamne à mort ce qui naît, et par ce coup de force ensevelit le chant dans sa révolte criarde ou muette, le Verbe s’est fait chair pour rendre nos paroles à leur vocation de louange, réintroduisant l’unité de l’amour dans l’histoire détraquée dont le multiple devenait la seule apparence. Les chrétiens habitent ce drame, et ils en tiennent les deux bouts ; dans le monde ignorant et fermé, le Christ leur a ouvert la voie royale de la reconnaissance du Père. Par lui, avec lui et en lui, ils rendent au Père, que les religions avaient obscurci de leurs idoles, les grâces qui rejaillissent de la création et du rachat.

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   La messe n’est pas autre chose, de notre côté, que ce rejaillissement ; c’est pourquoi nous nous y adressons au Père, du début à la fin de la prière dite “eucharistique”, soit d’action de grâces. Et à ce Père qui nous donne son Fils, Fils partagé pour être avec nous jusque dans les divisions du péché, que pourrions-nous offrir d’autre que la louange, sacrificium laudis ? Le chant désigne premièrement l’intercesseur : « Victimae paschali laudes immolent christiani. » À la victime pascale, chrétiens, offrez vos louanges ! La porte est ouverte, le Seigneur a dénoué nos liens ; la voici donc, cette louange conclusive, elle dissout ce qui s’attardait d’ombre ; haine destituée, brisées les idoles, éclate enfin la joie de la filiation : « Par lui, avec Lui, en Lui, à Toi, Dieu le Père tout-puissant, tout honneur et toute gloire dans les siècles des siècles ! » Ainsi s’achève la prière dont le commencement osait l’espérance du « Père infiniment bon… »

 

   L’œuvre du Christ – faire la volonté de son Père jusque dans cette heure pour laquelle il est venu – est de rétablir l’unité qu’avait rompue la faute : « qu’aucun ne se perde de ceux que tu m’as confiés ! » Et cette volonté du Père est une puissance toute aimante, dont il ne faut pas imaginer qu’elle pourrait ne partager d’aucune façon la tristesse de Gethsémani : quand le Fils se donne, le Père nous montre l’immensité d’un unique amour ; alors, et seulement alors, Dieu peut être reconnu pour qui il est. Et l’Esprit nous donne de croire ce que l’Esprit, à chaque messe, donne au pain et au vin d’être en vérité, soit très réellement (c’est-à-dire comme choses appropriables) le corps meurtri et le sang répandu du Vendredi-Saint, dont la seule nuit de Pâques mérita de savoir le moment de leur conjointe résurrection.

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   S’il n’est donné qu’au mystère rédempteur de nous rétablir dans l’amour infini du Père, les chrétiens n’en ont pas inventé la requête. Cette attente loge déjà – fût-ce négativement – au cœur de la conscience tragique qui ne peint la sombre fatalité que pour s’en plaindre, et se désole de la trouver irrémédiable. La même demande habite plus clairement – quoique voilée par la jalouse dilection de Yavhé pour un seul peuple, avec ses corollaires de vengeance et de ressentiment – les Écritures et les pratiques du peuple hébreu, dont les plus grands prophètes ont pressenti l’œuvre de notre salut. Et si elle trouve réponse éclatante dans les gesta Dei, intercession véritable et efficace de Jésus-Christ unique Seigneur et Sauveur, il n’est pas surprenant de la rencontrer comme le leitmotiv de toute la culture conséquente.

 

On reprendrait donc ici :

   On en a entendu les premières mesures chez le Renoir de ‘La Règle du jeu’ ; voici le thème superbement orchestré dans quelques scènes des deux cinéastes qu’on pourrait dire les plus grands de l’après-guerre, si en matière d’art ce genre de classement n’était pas vain. J’ai nommé Fellini et Bergman, chacun créateur de monde, mais tous deux héritiers d’une forte culture chrétienne, dont parfois ils se moquent, sans qu’ils puissent (ni veuillent) l’ignorer. Bergman a beau fustiger (en retour !) le pasteur-fouettard qui lui imposa sa loi, il sait de source – les artistes ne savent pas autrement – que les retrouvailles avec le Père constituent la seule entreprise sérieuse, dont la métaphysique balise le terrain sans s’y aventurer, les cartes de géographie qui le connotent ne le parcourant pas pour de vrai.

Pour Fellini, on peut presque dire que la culture catholique fait si bien le fond de son œuvre que la nostalgie du père n’y cesse pas, nonobstant la grossièreté que complaisamment il entretient, et malgré les airs anticléricaux qu’il se donne de temps en temps, souvent à bon droit.

 

   De celui-ci, je choisirai deux scènes qui sembleront d’abord à contre-champ de mon sujet : le cauchemar de Huit et demi, quand Marcello converse avec son père mort dans le cimetière… mais auparavant, de La Dolce Vita, la sortie en boîte ringarde, où le même Marcello conduit papa, passé voir à Rome son fils devenu journaliste pour feuilles à scandales.

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   Papa est un voyageur de commerce dont Marcello découvre (il devait s’en douter…) qu’il part de temps en temps en goguette ; il va tenter une cour à l’ancienne auprès de l’entraîneuse au grand cœur que son fils lui a présentée. Ce pourrait être vaguement ignoble ; c’est presque constamment surnaturel, par la grâce de la putain, sortie tout droit de l’Évangile. Elle emmène chez elle son “cavalier”, mais bientôt téléphone à Marcello : “il” a eu un malaise. Quand le fils arrive, le père, plus ou moins remis, attend le taxi qui le conduira à la gare pour un peu glorieux retour du petit matin. Les lueurs de l’aube, les hauts talons de la fille sur les trottoirs, les yeux baissés de Mastroianni, le visage tout amour de Magali Noël, la fatigue honteuse du vieux, la sympathie du paparazzo pour le père de son ami, les prestiges désuets de la boîte à provinciaux, tout est traité dans l’émotion forte et la pudeur du détail ; le silence intermittent est le meilleur instrument de cet orchestre, qui nous joue un air de tendresse sans complaisance : la cruauté de la situation réfère l’extrême modestie psychologique des personnages à la force irrépressible du lien filial, d’autant plus émouvant que le père réel, qui n’est qu’une petite chose, y mérite soudain grande compassion, comme si l’écran était secrètement envahi par un amour vaste et obscur, qui prend dans ses bras les petites ignominies des personnages de l’histoire, pour faire sentir une affection paternelle infinie…

 

  *La Dolce Vita reste à mi-chemin du réalisme, mais l’écriture devient pure liberté poétique dans Huit et demi ; on n’en étreint que mieux la vérité. (Rappelons-nous le grand principe qui clarifie les choses de l’art : c’est avec le réel qu’on fait l’imaginaire, et c’est avec l’imaginaire qu’on fait le vrai.)

   Nous voici donc au cimetière ; le père y commente son propre enterrement, manifeste son extrême tendresse pour le fils chéri (les fils savent-ils comme ils sont chéris?) : « C’est ton producteur ? Ah ! il est venu aussi ! » Et de recommander en aparté au dit producteur le talent de son fils… Puis, à mi-corps dans la tombe, des appréciations quasi ménagères sur la nouvelle installation, avec la discrète mélancolie d’être au-delà. Le tout sur une musique onirique et plaintive. Et le remords du fils, voix décalée, la voix de celui qui fait le mauvais rêve : « Papa, tu sais, je voulais te dire… »

   Mais papa n’entend plus. Il ne saura donc jamais ce que de son vivant le fils n’a pas su lui dire, simplissime pourtant, et fortissimo : la gratitude d’être par le père ! Il ne saura pas combien on reste malheureux de s’être montré bougon, imbécile bougon, prétentieux connard, le soir, par exemple, où il avait fait le voyage pour vous, pour vous emmener à ce bon restaurant au-dessus de ses moyens, parce qu’il vous sentait paumé dans cette grande ville, et qu’il ne savait pas comment dire l’amour. (Est-ce encore Fellini qui parle?)

Ces choses-là étouffent. Et puisque je ne saurais les dire comme lui, laissons-en donc les anecdotes – il faut laisser au génie l’art de l’anecdote – et considérons, une fois de plus, dans l’obscur halo du père réel, l’ombre immense du Père attendu : la pitié qui nous étreint devant la faiblesse du fort (mon papa, qui était plus fort qu’un lion…) chausse les bottes de septante lieues pour mesurer l’empan d’une tendresse toute divine. (Quelle dérision métaphysique, un “Être” qui ne serait pas Notre Père ! Que serait-il ? Une pierre ? Un scorpion ? Mais non ! C’est bien un père que Jésus nous a promis !)

 

   Changeons de monde sans changer de sujet. Voici Les Fraises sauvages :

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   Isaac Borg, qui fut professeur de médecine, est à la veille de partir pour la ville universitaire où se fête son jubilé. Consécration. Or, pendant la nuit qui précède son voyage, un mauvais rêve lui fait voir sa mort : mort physique qui prend acte d’une mort spirituelle, représentation de l’être obstrué et seul qu’il a fini par devenir. Un être glacé, qui se voit enfin comme on le voit.

   Après cette ouverture onirique,* le film raconte le voyage, traversé de rencontres ordinaires et étonnantes, lesquelles provoquent d’étranges retours sur soi-même par le sommeil dans la voiture (sa belle-fille tient parfois le volant), ou la rêverie d’un moment de repos près de la maison de son enfance.

 

* Noter un semblable recours au rêve chez les deux cinéastes, comme si les révélations se disaient préférentiellement par cette voie, ainsi que l’Écriture nous l’apprend pour sa part. Encore Suffran : « L’homme descend du songe. »

 

   Toutes ces rencontres, qui émaillent le voyage, ont la vertu des paraboles : ainsi l’irruption des trois étudiants auto-stoppeurs, le positiviste et le spirituel (deux moitiés de lui-même ?), qu’accompagne la fille de toute adolescence. Celui-ci sera pasteur, celui-là médecin. Bergman est fils de pasteur. Qui fut sa mère ? Cette très vieille femme, figée de froid très ancien, à qui il fait une brève visite, et en qui le « docteur jubilaire » se voit comme au miroir ?

Mais tout fait miroir dans cet itinéraire, jusqu’à ce couple dans tous les sens en panne, mari et femme acharnés à se perdre, d’une haine-besoin, incessamment nourrie.

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   Ce voyage est aussi une exploration douloureuse de plusieurs âges du passé. Quand le passé remonte, c’est en paquets d’images où les figures d’aujourd’hui prennent place parmi les désirs d’autrefois ; les échecs d’autrefois : cette journée d’adolescence où sa cousine lui a préféré son frère, qui l’a embrassée alors qu’elle cueillait des fraises sauvages… lui-même était à la pêche avec son père ; cette nuit où il vit que sa femme le trompait ; cet examen de médecine, qu’il faut refaire, et où il reste sans réponse à l’étrange question de sa culpabilité. Verdict : refusé pour « froideur, égoïsme, dureté ». C’est tout juste l’ancien reproche de sa femme, et celui de sa belle-fille qui l’accompagne aujourd’hui…

   À celle-ci, il fait la confidence de ses obsessions : « C’est comme si je voulais me dire quelque chose que je ne veux pas entendre… que je suis mort bien que je vive. »

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   La confidence qu’il reçoit d’elle en retour est une mystérieuse réponse à ce constat trop véridique : elle est enceinte, et son mari Evald (le fils du professeur) veut qu’elle se débarrasse du fardeau, car pour cet homme désespéré, effrayante réplique moderne à la froideur du vieillard, la vie n’a pas de sens. Emplie de sens au contraire, faite pour aimer, Marianne veut garder l’enfant. Il a donc menacé de la quitter. (Aperçu bref, mais terrifiant, sur la Suède des années cinquante, qui déjà nous menaçait tous de ses “libérations”, et où l’avortement, comme l’aspirateur et la chasse d’eau, complétait le droit au confort.)

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   La malédiction sur la paternité traverse les générations. Marianne dit au vieillard : « Votre fils vous hait. » (Ne le condamne-t-il pas à un travail sans répit, pour rembourser une somme dont le vieux n’a que faire ?) Et on comprend que le refus d’engendrer soit un écho sinistre à l’indifférence reçue pour tout héritage, comme s’il disait : « Je n’assumerai pas la charge que personne n’a assumée pour moi »…

   Du mot de Marianne, Isaac est ébranlé, et d’autant plus qu’il vient de recevoir des contre-signes : les gérants d’une station-service lui ont rappelé avec émotion l’efficace dévouement qu’il montra jadis pour eux. Ils n’ont même pas voulu qu’il paie son essence. (Le bien existe donc ? Il en aurait donné l’image ?) Un peu plus tard, sur la terrasse du restaurant où ils ont fait halte, son âme s’est ouverte au grand élan mystique d’un poème dont le futur pasteur disait les premiers vers :

 

   Quand tant de beauté partout se montre,

   Combien belle doit être la source…

 

   Et lui-même de poursuivre la récitation, adossé par la caméra à l’eau d’un lac qui semble l’envelopper, et désigne silencieusement le divin, ce divin dont le poème parle, source de toute beauté, horizon ontologique, comme 'le fleuve' dans le film de Renoir :

 

   Où est-il, celui que partout je cherche ?

   Dès l’aurore a crû mon désir de lui,

   À la fin du jour je ne l’ai pas trouvé encore…

   Mon cœur s’enflamme d’apercevoir ses traces.

   Je sais qu’il est présent où fleurissent les fleurs,

   Où la sève monte de la terre.

 

   Il boit ici, comme liturgiquement, une coupe de vin, cependant que sa belle-fille continue :

 

   L’air que je respire, de son amour est plein,

   Le vent d’été me souffle sa voix…

 

   Le vieux texte à saveur de psaume, qu’Isaac sait encore par cœur, exprime bien la nostalgie de l’Être. Empêché par rupture du lien paternel, le désir s’est réfugié dans la mémoire du poème. Là, il attend quelque intercession, pour oser une espérance nouvelle dont le professeur ne se sent plus capable. Tant de trahisons, tant de frustrations… pendant qu’il était sur l’eau avec son père, son amoureuse l’a trahi ; c’est alors que cessa la confiance (et que le père fut perdu ?) Plus tard, sa femme… Il a répondu en construisant des murs tout autour de son âme. Et maintenant, raidie dans le refus, cette âme menace de périr.

Mais sous les espèces de Marianne enceinte (Ingrid Thulin), l’amour de la vie peut réchauffer le cœur glacé. Car le vieillard, qui va vers son jubilé dérisoire ('idiot jubilaire !' dit-il de lui-même), n’était pas né pour la mort ! Certes, que d’élans contrariés ! que de défaites ! À ce malheur si profond, et si ordinaire, comment ne pas compatir ? On trouve dans la vieillesse un dénuement, une impossibilité de masquer l’échec, une naïveté du besoin, qui la rapprochent, à travers les barrages édifiés par la vie, de l’enfance spirituelle. Isaac Borg va-t-il renaître à son âme d’enfant ?

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   Pour l’heure, il reçoit dans la cathédrale de Lund les honneurs rendus au grand scientifique, au milieu d’un public que touche la pompe de la cérémonie. N’est-il pas troublé lui-même par une célébration si disproportionnée à ce qu’il sait de ses mérites ? Puis l’hôtel… il est fatigué, et n’ira pas à la fête nocturne. Mais déjà le cœur refroidi se réchauffe : pour la première fois, il se montre attentif avec sa servante (laquelle, étonnée, lui demande joliment : « Vous êtes malade ? ») ; il est tout ému par la sérénade que viennent chanter les trois étudiants sous ses fenêtres ; il tâche de réconcilier son fils et sa belle-fille, qui iront au bal ensemble, et reprendront peut-être la vie commune…

 

   Tout est douceur désormais. La jeune fille du trio (Bibi Andersson), qui porte le visage de l’ancienne cousine bien-aimée, vient lui dire, dans une scène à mi-chemin du réel et de l’imaginaire : « Adieu Isaac, je n’aime que toi. » C’est qu’il n’y a plus de trahison. Le monde est tout amour, depuis que le grand professeur a cessé d’y faire barrage en son âme. Étendu sur son lit, il ferme les yeux, et son enfance le console : sa cousine de jadis le conduit au bord d’un lac, puis le laisse dans la sainte présence : de loin, sa mère lui fait signe, et l’on voit enfin – enfin, après telle solitude ! – le père immobile, pêchant dans une eau de souveraine sérénité, tandis que l’arpège paradisiaque de la harpe suspend et dilate l’instant…

Le professeur appréhende dans le film sa propre fin ; c’est dire avec d’autres mots qu’il y saisit son propre sens. Victor Sjöstrom, qui en joue le rôle, mourut quelques mois après la fin du tournage. Cette grave circonstance corrobore le sens de ce qui est un véritable dénouement, l’être délié retrouvant son père :

   Réjouissez-vous, car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie !

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