Avant-propos de René Girard
à l'ouvrage Quinze regards sur le corps livré
Il y a en Gardeil un noir pessimisme sur le plan du monde, d'où émerge une allégresse infinie, toujours religieusement justifiée car elle s'enracine dans l'eucharistie elle-même.
Le langage chrétien ne change jamais pour l’essentiel et pourtant, à chaque génération, il faut le réinventer. Les poètes religieux de notre jeunesse nous touchent moins qu’autrefois. Il est navrant de le constater mais la vérité l’exige : leur langue a vieilli. Et notre langue à nous, nous ne savons plus ce qu’elle devrait être. Nous avons besoin de quelqu’un pour nous l’enseigner, et ce quelqu’un, c’est l’auteur du présent livre, c’est Pierre Gardeil.
Comment présenter un livre qui se présente si bien lui-même, un livre aussi intimidant de plénitude que celui-ci ! Pierre Gardeil est un de ces rares auteurs qui peuvent parler du beau, du bien et du vrai sans obliger leurs lecteurs à se voiler la face. Aucune fêlure dans sa voix, aucune fausse note dans ses propos, pourtant très périlleux car ils sont aussi bien un traité savant sur l’eucharistie qu’une œuvre littéraire accessible à tous, écrite dans la langue la plus limpide, enchanteresse autant qu’édifiante.
Mon domaine à moi, c’est la triste mécanique des passions, la loi implacable des réciprocités mimétiques, tout ce qui faisait dire jadis au premier en date de mes critiques, que mon premier livre aurait dû s’intituler « Le démon mesquin ». *À la différence de nos redoutables chantres du politically correct, Gardeil ne minimise pas le démon mesquin ; il repère son redoublement de mesquinerie dans le monde contemporain. Il est aussi savoureux dans le sarcasme que sublime dans la louange mais c’est à cette dernière qu’il se complaît, pour son bonheur et pour le nôtre. Il écrit donc une œuvre magnifiquement équilibrée, qui se meut avec aisance dans un domaine où beaucoup d’écrivains de nos jours n’osent pas s’aventurer, de peur de quelque catastrophe…, la louange, la gratitude d’être.
Il y a en Gardeil un noir pessimisme sur le plan du monde, d’où émerge une allégresse infinie, toujours religieusement justifiée car elle s’enracine dans l’eucharistie elle-même… Son livre est d’abord une théorie du sacrement, à la fois moderne et traditionnelle. Elle rejette les définitions trop rationalistes qui nous séparent des Chrétiens orientaux. Elle n’en est pas moins indéfectiblement attachée à la présence réelle. On dira sans doute que Gardeil y est “farouchement” attaché, mais ce dernier mot sera injuste car cet attachement est sans raideur ni complexe, il n’est pas farouche mais joyeux.
Le démon mesquin toujours s’acharne à nous séparer les uns des autres. L’Amour triomphe de cet adversaire en se divisant lui aussi à l’infini afin de nous unir, « en se faisant pour nous miette de pain, goutte de vin. »
Sa conception de l’eucharistie, Gardeil la développe entre les lignes-d'œuvres d’art qui témoignent en sa faveur, le plus souvent à leur insu. Les auteurs commentés peuvent être agnostiques, et même athées, ils disent la présence réelle dans leurs chefs-d’œuvre avec une précision stupéfiante, « tant le génie n’y peut s’empêcher d’aller à la vérité tout entière ».
On est bien obligé de se rendre à l’évidence : Gardeil n’exagère pas. Les textes en font foi. Le chef d’orchestre de Fellini définit vraiment la musique comme « la transsubstantiation du vin en sang et du pain en chair ». Proust fait vraiment de ses poiriers en fleurs une première communion universelle.
Après avoir lu Gardeil, on se dit qu’avec les catholiques désorbités des siècles modernes, la question de l’art, au fond, est seconde par rapport à celle de la première communion ratée.
Proust est l’illustration exemplaire de ce ratage.
Ce qui empêche ce petit snob de Marcel de faire une bonne première communion, c’est la pureté enfantine perdue. Cette perte est décelable au fait que, tout au long du roman, on ne sait jamais si c’est un romancier frisant la cinquantaine qui parle ou un gamin de douze ans, peut-être même de huit.
Pour faire une bonne action de grâces après la communion, il faut une bonne confession avant. Ce qui a privé Marcel de celle-ci, c’est un démon mesquin, bien sûr, qui le rendait incapable de contrition authentique.
Pour bien comprendre la naissance du chef-d’œuvre, il faut penser non pas comme un psychanalyste mais comme les vieux curés de jadis. Ils auraient tout de suite retrouvé dans la première confession littéraire de Proust, le brillant mais médiocre Jean Santeuil, la même impuissance à la contrition vraie que chez le premier communiant dans l’église de Combray. Cette ébauche de roman est trop hystériquement anti-snob pour ne pas rester secrètement snob. Les vrais proustiens ne s’y trompent pas : aucun rapport avec la meilleure Recherche.
La seule confession réussie, c’est cette Recherche évidemment et la vraie raison de sa réussite, c’est l’enfermement austère dans le fameux confessionnal aux murs tapissés de liège. Alors seulement les petites madeleines, administrées par la tante Léonie, produisirent en ce vieil enfant les merveilles d’actions de grâces, les extases légitimes dont son enfance avait été privée.
L’erreur à ne pas faire, la trahison absolue serait de prendre les analyses de Pierre Gardeil pour une nouvelle modalité d’esthétisme romantique, pour un nouveau détournement de l’eucharistie au profit de l’art. Il s’agit au contraire de restituer au sacrement ce que l’art lui emprunte, c’est-à-dire l’essentiel.
Depuis le haut Moyen Âge tout ce qui, dans la littérature occidentale, n’est pas dépistage du démon mesquin, tout ce qui est authentique action de grâces est enraciné dans la présence réelle et dans le culte marial qui lui est indissolublement lié.
Que seraient les troubadours dont Gardeil est l’héritier direct mais vigilant, s’il n’y avait pas la Vierge pour transfigurer toutes sortes d’adultères déjà bovaryques avec les châtelaines du voisinage ? De temps à autre, heureusement, surgissait un Dante qui rappelait vigoureusement les poètes au sens des vraies réalités, remettant à l’endroit ce qu’ils mettaient à l’envers. Gardeil aussi remet à l’endroit ce que les poètes tendent perversement à inverser dans leurs propos théoriques, sinon dans leur poésie. La moisson est si riche, sous tous les rapports, qu’on peut seulement répéter avec l’auteur : La foi de l’enfance, comment s’en débarrasser, quand il est de plus en plus clair qu’elle nous dévoile tout, sur nous-même et sur le train du monde ?
René Girard