Serment, blasphème et sacrifice
dans le chapitre "La Trame du monde":
Extrait de Quinze regards sur le corps livré
Quand je "jure", soit je promets un sacrifice virtuel, soit j'accomplis un sacrifice verbal.
Que veut dire le verbe jurer ? Deux choses à première vue très différentes : blasphémer, ou faire un serment. La théorie girardienne du sacrifice permet seule de comprendre que ces deux pratiques portent le même nom.
Je jure, et je suis censé lever ma main droite sur une tête, dont j’engage la survie si je mens, ou sur un objet possesseur d’un pouvoir sacré, qui pourrait m’annexer lui-même à son monde d’au-delà. À savoir : si je mens, que celui-ci meure, ou que je sois emporté moi-même. Qu’est-ce donc que le serment, sinon la promesse d’un sacrifice ? Sacrifice qu’on n’aura pas à faire puisqu’on dit vrai. Puis-je mieux vous prouver que je ne mens pas ?
Façon primitive et perverse d’attester la vérité ! « On vous a dit : 'Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments'. Et moi je vous dis : ne jurez pas !… Que votre parole soit oui, oui, non, non. Ce qu’on y ajoute vient du Malin. »
Ce qu’on y ajoute ? Le serment, la promesse du sacrifice ; l’horrible méchanceté de cette promesse. Ne jurez pas. Le sacrifice vient du Malin. Mais la malice de l’homme est telle qu’il n’a pas pu encore se passer de la formule, et qu’il a même toléré des « serments sur l’Évangile ! » Lisez donc, et comprenez les préceptes du Livre, au lieu de le prendre pour objet sacral !
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Soit maintenant le blasphème. Il consiste à rapprocher l’adorable et l’exécrable dans une formule dont la concision violente est supposée dissoudre ou éloigner le péril, et qui possède en effet la vertu de faire baisser la tension psychique de l’imprécateur. « Bordel de Dieu ! » Ça va mieux, après l’avoir dit. Et donc, qu’a-t-on dit ? Ou plutôt, qu’a-t-on fait ?
Il faut se représenter ici la situation du charretier. Embourbé, dans ce vieux chemin. Dans l’urgence. Toute difficulté relevant d’abord d’un traitement imaginaire, il propose un petit sacrifice verbal, qui lui vaille, par vertu de profération, un adoucissement à son malheur. Le résultat est souvent atteint, soit que les chevaux reconnaissent au cri du blasphème l’intensité de la colère, et, pour éviter le fouet, redoublent d’efforts, soit que le charretier lui-même, à demi-apaisé par le sacrifice verbal, reprenne ses esprits, et invente une solution technique à sa difficulté matérielle.
Mais où est le sacrifice ? Certes, nous ne l’avons pas ici tout entier ; nous sommes loin du temple… nous pouvons toutefois en décrire le caractère essentiel, faire exister, au moins dans les mots, cette conjonction si efficace dans les faits entre l’ordure et la divinité. Puisque ce qui nous sauve, c’est chaque fois l’exécration, qui rejette et maintient « au delà » ce qui, en deçà, faisait notre ruine, le choc des deux propriétés contraires d’une victime dont l’ambivalence est le trait principal, tient quelque chose du pouvoir apaisant des sacrifices réels. Le mot devient substitut, dans un procédé qui en a toléré bien d’autres, de l’humain à l’animal, ou au symbolique. (On peut penser que le « gros mot » est né lui-même d’un affaiblissement du blasphème, qu’il est un blasphème commençant.)
Quand je “jure”, soit je promets un sacrifice virtuel, soit j’accomplis un sacrifice verbal ; un seul terme suffit pour les deux gestes, qui sont deux formes de l’injustice. Summum jus, summa injuria.
Vive le roi ? On aura bien compris que le principe du stratagème repose sur un sujet-caution. Soit je le tue dans les mots, soit je promets de le tuer « au cas où » : deux formes de sacrifice virtuel. Une telle virtualité s’étend aussi loin que la vie sociale elle-même, dont elle aide à déchiffrer les plus extravagantes façons.
Qu’est-ce qu’un roi, par exemple, sinon un effet sacrificiel retardé de génération en génération ? Les exemples donnés plus haut à propos de l’ambivalence nous ont fait comprendre que sa désignation est celle d’une victime, mais telle qu’elle garde pour soi les marques d’honneur, détournant sur un substitut, ou suspendant indéfiniment au-dessus de sa propre tête, la menace de son exécution. Indéfiniment n’est pas infiniment ; aussi le drame est-il la fin naturelle des régimes politiques : tant le prince que ce qui le touche y risque éminemment sa vie !
Autour du roi, mille détails avouent cette origine, et laissent donc craindre cette fin. Nous avons parlé des rites de vénération ; mais la présence du bouffon sur son tabouret n’est-elle pas une tentative de reconstitution du double achevé ? Plus généralement, le chef est un objet privilégié de moquerie ; nos époques moins crûment sacrificielles prennent leur revanche dans la dérision. Quant à l’attentat lui-même, il est chose si constante qu’on s’émerveille toujours de voir un grand de ce monde se mêler à la foule des petits. Il est naturel que le chef soit en danger. La cause n’en est pas d’abord une possible jalousie de qui voudrait prendre sa place, ni principalement l’effet d’une haine partisane. Le psychologique ou le socio-historique, causes secondes, s’appuient sur une très ancienne évidence : quand ça va mal, il faut tuer le roi. Depuis qu’il y a des rois, la chose est patente, dans l’Afrique conservée ancienne, mais aussi bien dans ce que nos manuels appelaient « histoire moderne et contemporaine », et qui va, sauf erreur, de la charrette de Louis XVI à la voiture de John Kennedy, et au delà…
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