À l'amour conjugal
Extrait des Saisons de Saint-Jean
n°1 (Printemps 1983)
Je n’ai pas la force de l’hymne, et pour composer une ode les dieux ne m’ont pas visité. À l’amour conjugal je ne peux donner aujourd’hui qu’un article, mais je le voudrais fervent.
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C’est ce païen de Giraudoux qui me l’inspire. TF1 donnait le 21 son « Amphytrion » ; l’avez-vous vu ? Pièce à lire plutôt qu’à voir, et que d’ailleurs on servit assez mal ce vendredi.
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On l’appelle 38 parce que l’auteur compta 37 ouvrages déjà inspirés par le sujet.
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Curieux sujet : Jupiter veut honorer Alcmène, mais celle-ci n’aime que son époux, et pour l’engrosser du futur Hercule, le dieu des dieux devra revêtir l’apparence mortelle de son Amphytrion de mari.
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« Si tu n’es pas celui près de qui je m’éveille le matin et que je laisse dormir dix minutes encore, d’un sommeil pris sur la frange de ma journée, et dont mes regards purifient le visage avant le soleil et l’eau pure ; si tu n’es pas celui dont je reconnais à la longueur et au son de ses pas s’il se rase ou s’habille, s’il pense ou s’il a la tête vide, celui avec lequel je déjeune, je dîne et je soupe, celui dont le souffle, quoi que je fasse, précède toujours mon souffle d’un millième de seconde ; si tu n’es pas celui que je laisse chaque soir endormir dix minutes avant moi, d’un sommeil volé au plus vif de ma vie, afin qu’au moment même où il pénètre dans les rêves je sente son corps bien chaud et vivant, qui que tu sois, je ne t’ouvrirai point ! »
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Tout est dit. Je ne t’ouvrirai point. Ce n’est pas qu’elle ne puisse désirer, mais elle donne au verbe aimer un sens tel qu’il ne se conjugue qu’à l’endroit. D’où l’honneur, et même le bonheur, de celle qui une fois pour toutes ne s’appartient plus.
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Certitude, muraille maudite pour l’entrepreneur de démolitions. A-t-on assez dit qu’au ventre des familles pouvaient se lover des serpents ? Assez cogné sur l’institution que cimenterait la sottise ? Le château-fort familial, enfin convaincu de malice entre l’archère agressive et les créneaux d’hypocrisie, ne sera bientôt plus qu’une forteresse démantelée. Où donc, dans la plaine nue, les enfants de nos enfants trouveront-ils refuge contre le tournis de la volonté ? Qui réinventera pour eux la vie donnée, arc doubleau de l’église humaine ?
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Époux en noces d’argent, n’en veuillez pas à votre fidélité. À trop chercher des raisons de se haïr, il est vrai qu’on en trouve. Mais les distances entre vous laissent passer plus de lumière encore que les étreintes. Plantés ici et là, vous ne mêlez que vos feuillages ; le temps est venu de vérifier que vous ne vivez pas pour vous. « Laisse entre nous ce doux intervalle, cette porte de tendresse, que les enfants, les chats, les oiseaux, aiment trouver entre deux vrais époux. »
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Ainsi parle Alcmène. Le fils va du chêne frisé au tilleul odorant, et s’y repose tour à tour, seul avec l’un, seul avec l’autre. Les deux arbres au bout de l’avenue, configurés à leur usage mortel, paisibles d’acceptation, enfin délivrés du souci juvénile d’être soi-même, bénissent le ciel d’avoir fait d’eux un portique vivant, qui frissonne quand le vent passe, et ne se laissera pas déraciner. Ils se regardent, et s’étreignent leurs ramures, tandis que « sous le pont de leurs bras » coule la vie.
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Qui parle d’onde lasse ? On leur rapporte la rumeur des lointains où ils n’iront plus, et les élans et les foucades viennent se conforter en dormant à leur ombre, ou frotter l’impatience contre leur écorce égratignée.
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Écoutez les enfants derrière leurs mots ; ils vous veulent du bois dont se font les charpentes. Ferme dressée, chevron sculpté au canif et parfois poignardé plein chêne, solive enfumée où se suspend l’abondance, poutre maîtresse de l’arche de Noé, nef parmi les brumes, double étrave d’immobile apparence dans la clameur des vagues d’alentour, époux, soyez bénis ! L’Amour vous inventa en ôtant son bandeau.