Jeux de balle
extrait du n°2 été 1983 des Saisons de Saint-Jean
Cet article n’engage pas René Girard, mais il s’ouvre tout seul à celui qui connaît son œuvre, dont le printemps de nos « SAISONS » tentait une première approche. Pour le lecteur nouveau, j’ai cru que ces quelques mots seraient utiles :
L’envie nous fait rivaux, car on ne désire vraiment que ce qu’autrui désire. Si, du même mouvement, on déteste ce qu’il déteste… nous voilà bientôt d’accord pour tomber tous sur le même, et l’exclure par mort, mépris ou moquerie. Ainsi l’exclu nous réunit. En tant qu’il est dehors (c’est la mauvaise transcendance des religions païennes), il fait de notre groupe un dedans… et nous protège pour un temps contre le retour des discordes.
Commode, l’expulsion du bouc… on en fera, par précaution, un sacrifice rituel. René Girard pense que la culture est sortie de cette pratique. Elle est donc toute marquée par la haine (violence réciproque des désirs rivaux) et par le mensonge (se faire croire que la violence venait toute du galeux !).
Les hommes répètent cet usage protecteur en mille façons, par habitude, et pour sécurité. Mais on ne fait pas toujours les frais de tuer quelqu’un ! On peut prendre des substituts…
La balle n’est-elle pas un substitut de la victime ? C’est l’hypothèse qu’on propose ici ; le jeu de balle est un fait culturel, très exactement au second chef : une tête fictive à la place d’une vraie !
Or, cela ne dit pas tout. Expression de la misère réelle, le sport considère aussi cette misère ; parfois même il proteste contre elle. Les sports n’ont pas tous semblable posture, mais chaque sportif est convoqué à l’unique vertu : la générosité.
Prendre et jeter
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Ce qu’on propose ici est mis à l’épreuve des cœurs, à portée d’être reconnu par une introspection sincère. Que si le commencement en paraît hypothétique, qu’on ait la patience de lire le tout avec attention, et j’espère qu’on s’en trouvera satisfait.
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Voici ce commencement : la nature prend, la culture jette.
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La nature prend. Disant cela, je n’ignore pas que nos désirs naturels sont des désirs accoutumés, et donc des envies, avec ce que le mot emporte de complication jalouse. Je sais, je sais., je n’en suis pas encore à ces finesses. Je regarde seulement au socle des besoins dont s’entretiennent les organismes. Ils vont partout à la rencontre de leur objet pour une appropriation qui est bien le geste élémentaire du vivant : « À moi ! »
Sans cet appétit, il n’y a rien, même pas de sport. Le bon joueur « a faim de ballon. » Mais pour quoi faire ? Toute l’entreprise capote dans l’insignifiance si sa conduite est trop « personnelle ». Il ne faut pas garder la balle conquise. La passe fait le jeu. « Le ballon vole de main en main », ou de tête en pied, de Pierre à Paul en tous cas. On dirait qu’il brûle celui qui le possède, comme l’argent les doigts du prodigue. La circulation ravit le public à proportion qu’elle est prompte et qu’elle intéresse plus d’équipiers. « Tous ont touché la balle »… mais aucun n’en a voulu ! Le but de l’entreprise est de se débarrasser de ce qui a coûté tant de mal à acquérir. Etrange but : on gagne quand on perd ! Cela n’est plus la nature…
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La culture jette. La crêpe sur l’armoire, les dés sur la table, le suffrage dans l’urne, l’exilé hors les murs. Tous ces mouvements se disent en grec « BALLO ». Et le ballet est ainsi nommé parce que le jeu où l’on jette, ou jeu de balle, s’accompagnait de chants et de danses, comme notre vieux charivari, comme tous les rites sacrificiels (mais y en a-t-il d’autres ?) où quelqu’un est exclu pour le salut des demeurants. Est-ce qu’on ne « chante » pas les points au jeu de pelote, le plus provincialement traditionnel ?
Je ne saurais écrire l’histoire du rite, ni l’histoire du sport ; je me mêle encore moins d’établir par grimoire et chronologie que c’est la même histoire. Je prends le sport en l’état, en notre état, le sport que je regarde, celui où j’ai couru (sans doute bien trop vite, car je suis arrivé depuis longtemps…).
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Et à son propos je redis : la culture jette. Derrière une ligne, entre des barres, dans un camp, une cage, un panier. Quand c’est fait, on s’approuve, on se serre, on s’embrasse, on s’amoncelle. On a gagné ! Gagner, c’est mettre la chose en terrain adverse. Au contraire de l’appropriation, qui suit la pente du besoin, c’est l’exclusion. À se débarrasser du ballon, on obtient une proximité impossible et souhaitée tout le temps qu’il était parmi nous. La grappe humaine qui s’ensuit fait tous les grains du même cep, dans l’étreinte des joueurs, dans les ondulations chantantes des tribunes, dans les rues de la ville sainte que la haine a désertée.
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Car il faut voir la cité un soir de victoire : excitation suprême, violence minime ; tout le contraire de ce que laisserait prévoir la psychologie des foules. Les cœurs se dilatent, les mains se serrent, une seule âme flotte autour du drapeau. Le bonheur se répand comme la rémission (provisoire) de toutes rivalités. Personne ne craint plus personne ; les inconnus débordent de reconnaissance mutuelle !
L’euphorie d’une finale gagnée porte à incandescence ce que le moindre but, le match le plus ordinaire, allument dans les cœurs : la chaleur bienfaisante d’une satisfaction, et ne craignons pas de ce mot la connotation théologique. Quelque sacrement de réconciliation a diffusé sa paix… Je suis toujours tranquille au retour du stade. Je prends le temps de laisser tomber le soir.
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Pratique sacrificielle
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Le schéma de l’émission victimaire se repère ici sans effort, à savoir :
Notre violence réciproque est la chose à craindre, et l’artifice primordial consiste à nous faire croire que la cause de ce mal est en quelqu’un dont l’exclusion nous délivrera. C’est la crise sacrificielle. C’est bientôt la religion, d’où tout le reste est sorti : justice, médecine, chasse à courre, bref, et si justement, « les puissances trompeuses » (parmi lesquelles Pascal se garde d’oublier le jeu de balle !).
Cependant que se désacralisaient nos usages, le besoin sacrificiel gonflait toujours (et parfois de plus en plus) telle ou telle pratique sociale du vieux levain religieux. C’est vrai pour la désignation des caciques (à suivre quelque prochaine « saison »…) ; c’est vrai pour le sport. J’essaie de le montrer, en me bornant ici aux jeux de balle.
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Ils vont toujours à placer quelque chose, irrémédiablement, dans le « lieu » de l’adversaire. In uterum ejus. Basket, handball, foot-ball, sports à panier ; tennis, volley et tant d’autres, sports de camp. De tous le plus riche, le rugby est mixte, et peut-être équivoque. Mais les uns et les autres disent territoire et tribu, puisque le camp est par essence le lieu où l’on est, et l’utérus par excellence le lieu d’où l’on vient.
Le sexe n’est ici que parce qu’il fait image d’origine, mais le sport n’est pas sexuel. Son affaire est la vie du groupe, qui se constitue et se fortifie par l’exclusion de quelqu’un que le ballon représente. « Avoir une bonne balle. Pop, dit le gros Robert : une bonne tête ». Gageons qu’« au commencement » toute balle s’ornait en peinture d’un visage à exécrer. Nous n’y étions pas. Mais on peut faire la contre-épreuve : quand sur la vitre d’une classe s’inscrit le rond d’un ballon crotté, l’élève inconnu y inscrit volontiers une bobine, dont le fil se déroule aisément.
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Comme la balle (ou le ballon) est un substitut lointain de la victime émissaire, chargée des menaces à exclure avec elle, il est bon qu’elle visite les partenaires à réunir, pour collecter chez eux les germes maléfiques ; et son logement le meilleur sera le nid de la tribu adverse, qui n’a peut-être été définie comme adverse que par le décret d’exil donnant naissance aux frontières. C’est le ministère de l’intérieur qui voulut un jour qu’il y eût un ministère des affaires étrangères. La transcendance religieuse (la violence exclue, équivalente au sacré) et l’extériorité sociale ne sont qu’une dans leur principe. (La vraie transcendance – mais ce mot convient-il encore ? – est celle qui, justement, ignore la division du dedans et du dehors.
On l’appelle tour à tour, avec le même sentiment penaud d’être trop court d’un bout : « le Très-Haut » ou « Celui qui habite dans nos cœurs »).
Se débarrasser dans le camp adverse, et au lieu même où ce camp s’origine, du principe de violence dont nous sommes porteurs, voilà l’objet des efforts de l’équipe ; c’est à la fois le fondement de la solidarité, la catharsis de nos passions, le vrai théâtre de notre temps. (La catharsis est une purification… avec idée purgative).
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Vertus mirifiques du sport
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Car c’est le théâtre : du spectacle sportif vous pouvez parler comme les anciens de leur scène. Enlevez à l’art dramatique les charmes dont le pare la culture savante, il reste ce bois brut : l’incertitude. Qu’est-ce qui va se passer ? Et ce havre de paix : la justice. Écroulement des méchants dans l’incendie du palais ; réunion des bons. Ce que le peuple faisait là, il le fait aujourd’hui au stade. La « noble incertitude du sport », enfin résolue, donne au camp vainqueur l’illusion d’accordailles accomplies (quand, au réel, elles sont toujours à faire), et les vaincus guérissent assez vite leur amertume en comprenant que ce n’est que jeu : après les gradins étagés dans un espace imaginaire, la vraie rue impose le poids des réalités parmi lesquelles, grâce à Dieu, quelque chose d’utile peut toujours être entrepris.
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Les esprits chagrins ont bien tort de déplorer en ceci la folie de l’époque. Sans coupe d’Europe, sans jeux olympiques, sans quarts de finale, il faudrait sans doute un peu plus de guerre étrangère, et des formes moins policées de la guerre civile.
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Le sport, qui est notre drame, est aussi notre morale : le « sens de l’effort » y a la bonne place avec « abnégation » et « altruisme ». Je donne le tiercé dans le désordre. Mais entre tous les banquets de société, le banquet sportif se distingue par le moralisme des discours ; il y précède d’ordinaire la transgression « pour rigoler » des codes de politesse, mais il s’y fait toujours prendre lui-même au sérieux. Personne ne sourit quand le président du club célèbre en ce loisir le père de toutes les vertus : solidarité, générosité, amitié, dévouement, renoncement, dépassement… c’est la cascade ! La sécrétion de moraline marque, comme toujours, la présence d’une haine bien établie en ses vents dominants. Et en effet, le regard le plus neuf verrait que la haine est l’alpha et l’oméga de ces entreprises. La vraie vertu du sport n’est pas la cohésion du groupe. C’est le pouvoir généreux de rendre cette haine fictive, comme tout ce pour quoi on mouille le maillot.
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N’oublions pas la beauté. Le sport est l’esthétique populaire, et les champions préférés (sugar, en américain) ne sont pas les cogneurs les plus efficaces, mais les « stylistes » dont le geste répand un sillage de grâce : Rosewall, Platini, Maso, plutôt que Spanghero, Hrubesh ou Björn Borg. Chez les premiers, l’apparence de fragilité ajoute à l’improbable des courbes décrites pour nous assurer qu’au dedans du réel rayonne l’idéal. Signes délicieux que nous fait la vraie transcendance, qui est tout feu et n’a pas de lieu.
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La religion qui nous reste
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À trop considérer ces choses de poésie, on s’éloignerait cependant des finalités élémentaires qui ne s’inscrivent qu’au tableau d’affichage. Car le jeu a un lieu ; il est même, comme on vient de le voir, l’instance de détermination du lieu social. Chez eux. Chez nous. Pour la couche du fond, celle qui produit l’adrénaline, le tout est de placer la balle au bon endroit, « l’endroit » de l’adversaire. C’est spécialement difficile quand on joue à l’extérieur ; l’extérieur n’est pas le bon coin pour une identification interne ! Le voyage réel ne permet guère de croire à la propriété du camp qu’on nous assigne, sans parler des circumvociférations de la foule ennemie qui peuvent naturellement nous faire perdre le nord.
Esthétique par surcroît, l’acte sportif est dramatique et moral parce qu’il est – presque directement – religieux. La comparaison n’échappe pas aux plus obtus des journalistes (et les meilleurs cherchent en vain à lui échapper) : le temple de Twickenham, la cathédrale de Maracana, la Mecque du tennis. Le stade n’est pas, de bien loin s’en faut, un espace ouvert aux libérations ; c’est le lieu du ritualisme, dans la coque la plus fermée, où chacun est prié de regarder en bas. On y aime les minutes de silence, les hymnes patriotiques, et ce morcellement raisonné du temps et de l’espace qui signe la présence de l’irrationnel : coups de sifflet, temps mort, temps réglementaire, lignes, limites, hors-jeu.
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D’où légistes, lois, et même jurisprudence, cartons coloriés, feuilles de match et tapis vert.
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D’où clercs, lévites, enfants de chœur, arbitre de champ, arbitres de touche, ramasseurs de balle.
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D’où blasons et uniformes : ailleurs, ils prêtent à sourire (curés, militaires), ici ils donnent à rêver. C’est que notre monde désacralisé où se dissolvent spontanément les différences raides et protectrices exprime son besoin d’identité close dans le totem des couleurs de club.
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On le croit né dans la patrie de l’habeas corpus pour l’accomplissement de l’individu d’élite, et le sport est surtout la religion de la foule, d’une foule qui craint son émiettement dans l’insignifiance, et cherche à se ressaisir comme peuple unanime par l’assignation d’une place fixe et d’un seul corps.
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Un lieu commun moral accuse les regardeurs des tribunes de n’être pas de vrais sportifs. C’est une remarque vaine, née du moralisme hygiénico-scolaire, qui ne comprend guère la vie. De « nous » à l’équipe, « il ne cesse point continuité. » Les plus agiles (en tous sens, les moins assis) sauteront les barrières après le match pour toucher les maillots de ceux qui rentrent au vestiaire. « Tu entends ce qu’ils disent ? me glissa un jour Hermès. Ils disent : Ceci est mon corps ! » Et je sais une femme, indifférente à ces choses jusqu’à confondre corner et trois-quarts aile, qui ne résiste pas à la contagion des finales, et sent un agrandissement de son être propre quand bat des ailes l’oiseau de sa tribu.
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Digression sur piste
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L’opération sacrificielle connaît deux moments forts dont la reprise ludique cause toujours du soulagement : la désignation de la victime, et son exclusion, par meurtre ou par exil. Tous les jeux de balle refont l’exclusion, mais on a tort de réputer l’athlétisme « plus pur ». Course ou lancer, il revient toujours à franchir le premier une limite : ce n’est pas autrement qu’au Livre des Juges Jephté décrit sa future victime : « Je sacrifierai le premier être qui sortira de ma maison… » L’exemple est pris entre mille.
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Il y aurait donc à chercher de ce côté aussi, et d’autant plus que l’acte de désignation a laissé ses traces dans les rites du couronnement : le vainqueur gravit les degrés du podium avant d’entendre l’hymne de sa patrie, on lui passe autour du cou la chaîne qui tient la médaille, ses camarades le meurtrissent par facétie (selon la course, on le plonge dans la piscine, on le projette en l’air avec cris rituels, on l’arrose au champagne, dont il s’empare pour arroser la foule à son tour, etc.). S’il n’y avait dans la désignation du premier qu’une forme économique du combat des mâles, la remise des prix prendrait-elle ces couleurs ?
Cependant, dira-t-on, on y voit aussi le combat des mâles ? – Pourquoi non ? Pas d’usage qui ne soit sur-déterminé ; nous sommes tout entiers dans chacun. Ajoutez les circonstances, qui modèlent l’apparent hasard des chemins, et vous verrez que l’histoire du sport comme de n’importe quoi permet d’invoquer avec raison une gerbe de significations secondaires dont je ne prétends pas ici faire le tour. Mais on ne saurait arguer des ornements pour refuser de voir le thème, notamment dans les jeux de balle, où le schéma d’exclusion se montre avec une clarté d’autant plus parfaite qu’étant tout transposé dans l’espace fictif, le processus sacrificiel y éprouve moins qu’ailleurs le besoin de s’occulter lui-même. Le sport est une métaphore, et les métaphores sont toutes vraies. Je veux dire que leur chemin apparemment tordu est, à l’instar des rêves, celui de la plus droite sincérité.
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Une fois le thème reconnu, le clavier s’ouvre à bien des parcours. Car les variations sont passionnantes, décrivant les sites et postures de la vie. On n’a pas clos le sujet en disant « sacrifice », exactement, « reprise ludique des conduites sacrificielles ». Le golf n’est pas le hockey, qui n’est pas le basket, qui n’est pas autre chose. Il reste à interroger le génie des divers lieux, la raison propre de ces délicieuses déraisons. Et chacune porte au dedans de soi des variations imprévisibles, autant qu’en procurent les terroirs inspirés et les talents uniques.
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J’essaierai de dire trois sports, choisis par l’accointance que m’y donnèrent les jeunes années, et, peut-être, par leur privilège de position : foot-ball et tennis me semblent logés aux deux bouts de la place où tous les autres dressent leurs tréteaux. Et le rugby est ailleurs, dans la série des possibles variations ne faisant pas compte ; pas tout à fait.
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Tout fait le même compte, si vous voulez, comme toutes les amours ont rendez-vous autour de l’amour, lui jetant qui son grain de sel, qui son grain de riz, qui son grain de poivre ; ainsi vous pouvez recenser la somme des saveurs dans un seul jeu, selon le joueur, la partie, les circonstances. Mais les circonstances n’empêchent pas les essences. Un lieu étant pour chaque chose (un temps aussi, hélas !), soit donc le lieu du foot-ball.
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À mettre au fond
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« Le foot est le plus aimé parce qu’il est le plus simple ; le premier venu l’avale d’une bouchée. » Voilà ce qu’on entend. Or, le plus simple de l’affaire est cette réflexion même. Car le hand-ball n’est pas plus compliqué, ni le basket (qui parle même très cru avec son panier à garnir), et combien de fois sont-ils moins populaires ? À peine sait-on si ces sports ont ou n’ont pas leur coupe du monde. Cherchons ailleurs, pour le jeu de « manchots », la raison d’un succès quasi-planétaire. Car le foot emplit les tribunes du Koweït à Copacabana et de Liverpool à Moscou.
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Manchot… Eu égard au geste de prendre, la rétention imposée y parle fort aux apprentis, qui ne savent quoi faire de leurs mains. Cette discipline accuse le caractère hautement artificieux de contacts si peu spontanés. Car que faisons-nous d’autre avec les pieds, qui nous différencie des animaux ? Au foot, les pieds doivent tout réussir ; c’est la culture la plus sévère. Et pourtant la plus fruste. Avec raison on en marque la simplicité.
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La vraie route commence en ce carrefour : fruste et artificieux. Le jeu le plus sommaire, et la discipline la moins naturelle. Cette conjonction dénonce le foot-ball comme un lieu très voisin de l’origine. Le ballon y est véritablement l’intouchable, à précipiter dans le nid où le mal prend sa naissance. (Je ne parle pas histoire, je parle constitution). L’exclusion se fait dans la cage ennemie, sans fioriture, et par la violence la plus forte. Il ne faut qu’avoir été jeune pour connaître que le coup de pied est la mieux venue des libérations. Décharge instantanée de toutes tensions disciplinaires, déversoir fracassant des rivalités. Cracher à distance, pisser au plus haut du mur, et même cogner dans une gueule, demeurent des actions imparfaites, qui ne se font pas sans ricanement : tout n’y est pas dit. Mais « shooter », c’est joie toute pure. Et « le mettre dedans », c’est joie parfaite !
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– Pouvons-nous protester ?
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– Oui, mais faites vite ! Il me reste à dire beaucoup.
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– À nous aussi il reste à dire ! Vous venez d’évoquer – grossièrement – des actions grossières ; elles vont toutes à exprimer un déchet ou une haine. Le shoot procure un autre genre de satisfaction. Il n’a pas de rapport à l’hostilité, mais à l’extension de soi-même. La jeune vie s’y donne gaiement une preuve de sa force ; elle vérifie, en même temps que ses muscles, son rapport total à l’espace pénétrable ; la trajectoire du ballon figure en un instant l’espoir d’inscrire son passage à travers les choses. C’est intense et doux comme la jeunesse. Vous l’avez déjà oublié ?
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– Non, non, puisque c’était le pain blanc…
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– Vous n’êtes plus très loquace ?
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– Je réfléchis. La jeunesse mange, l’âge mûr rumine. Continuez, ça m’intéresse.
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– À nous le dé ! Figurez-vous que la jeunesse est aussi l’âge de l’amour. Dans la conduite du ballon, le sexe se fait voir en sa forme naïve. Et s’il faut référer le coup de pied au but à autre chose que lui-même, disons qu’il est une figure spécialement forte de la projection virile. Faut-il vous faire un dessin ?
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– Non. Je dessine moi-même. Et j’ai assez regardé la cour de l’école pour savoir que les garçons ne sont pas faits comme les filles. Pas besoin de les voir au bain. Or, les filles embrassent et enjambent. Poupons, cordes, ballons, tout va vers le dedans, par tous chemins. Quelque saison nouvelle, nous observerons une récré, et ses terribles jeux : meurtres par petite balle, la vie, la mort, l’enfer, le paradis… Aujourd’hui nous parlons de sports, où le ballon suit d’autres règles. Quand il faut qu’elles y jouent, les filles le couvrent et le couvent : c’est l’enfant dans les bras ; le lancer leur est si contraire qu’elles s’en débarrassent d’un geste disgracieux, dont elles rient alors elles-mêmes comme d’une incongruité. Des années d’entraînement rendront les plus douées capables de ressembler un peu aux hommes en ces sortes de pratiques. Que mes amies basketteuses me pardonnent : j’en vois mal l’intérêt.
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Ce n’est pas que la nature ait créé les femmes démunies de bras. Actives et expertes, gracieuses et dures au mal, elles sont le sexe intense et fort, la vie véritable. En face, les hommes ont toujours l’air mono-quelque chose. Monauts d’abord (elles seules ont vraiment deux oreilles), monarques naturellement, monocoques, comme on dit d’« une voiture sans châssis dont la coque assure à elle seule la rigidité », monologueurs et, bien sûr, monoplaces dans leur égoïsme structural (alors qu’elles sont biplaces par système). Je crois qu’elles les trouvent surtout monotones.
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– Pardon de briser votre élan, et de vous ramener dans votre ornière. Par système, comme vous dites, il reste à ces pauvres messieurs d’être projectifs. Dès lors, qu’avons-nous à faire du sacrifice pour comprendre le foot-ball ? Le sexe suffit. Vous voyez bien que sur le stade les femmes ne « sacrifient » pas. Pour n’être pas garçons, en sont-elles moins hommes ?
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– Je vous attendais à ce virage. Sachez que le sexe a trop à faire pour parler toujours en son nom. Celui des garçons, qui en effet projette, est naturellement idoine à exprimer bien des projets : la génitalité, puis, mais comme harmoniques, non comme substituts, toutes les formes de l’entreprise qui vise à pénétrer, pour le soumettre, le monde autour de nous. Le garçon « attaque ».
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Dans les gestes sportifs, spécialement ceux du foot-ball, les déterminations de ce genre jouent autant que vous le voulez. Mais elles n’effacent pas la fonction sociale d’un jeu dont la règle est si diaphane ! De tous les caractères plus haut décrits, la trop pauvre explication psychologique ne rend pas compte. Pensez seulement à l’agrégat fusionnel qu’opère l’exclusion gagnante. Au plus près de la violence sacrificielle (tout à coups de pied), le but refait le groupe comme un polype ou quelque bête très élémentaire. Grand espoir de mille solitudes ! Il est vrai que ce sport voit passer des artistes ; mais il n’est pas distingué dans son principe ; au contraire, le plus commun.
J’excepte un point, poétique par construction : c’est le goal. Laissez-moi l’appeler de ce nom imparfait, qui fleure si bon notre enfance. Ce n’est pas hasard si l’on a glosé sur sa solitude. Seul de sa couleur, seul de ses usages, toujours trop petit pour la béance qu’il protège, parfois vaincu, jamais vainqueur… je crois voir l’orphelin défendre la veuve. Le vent souffle dans ces bois nos fantasmes sombres. La place est bonne pour l’héroïsme du desdichado : je ne dirai pas qu’on s’y délecte d’être promis au malheur (la raison serait trop psy pour être honnête) ; je dirai plutôt qu’on y hume la vanité de la victoire et donc, peut-être, la duperie du jeu lui-même, enveloppe ludique de trop réelles sauvageries. Regardez à deux fois les petits garçons qui veulent toujours « faire goal » ; c’est de la graine de réflexifs.
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– Peut-être, mais vous déviez encore. Nous disions que les femmes ne sacrifient pas.
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– J’avais bien entendu. C’est en effet au sexe projectif que ce geste est spontanément dévolu. Il s’ensuit ce qu’on nomme une différence de psychologie. Leur moindre aptitude à exclure par jeu pousse les filles à exclure en effet : toujours jalousies, amitiés à quelques-unes, cercles fermés… leur vie est compliquée, leurs haines piquantes, et durs à fondre leurs ressentiments. La vie sociale leur réussit moins qu’aux messieurs, n’ayant pas à portée de geste les mêmes fictives libérations. Elles savent très bien se battre, mais pas pour rire. C’est pourquoi elles envient aux hommes une certaine légèreté, qui est de la même fabrique que la fraternité des camarades. Elles ne shootent pas dans les cailloux ; ils leur restent donc sur l’estomac.
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Une fois trouvé leur espace, rayons autour d’un foyer, enfants, mari, et tout le reste, le cœur s’organise d’autre façon. Ça pique encore dehors, mais l’intérieur devient fondant, et elles en tartinent à plaisir les nourritures qu’elles fournissent.
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Ainsi font les femmes de mon pays. Pour les étrangères, je ne sais pas trop. Je crois qu’elles se nomment elles-mêmes des « frustrées ». Ce que j’ai pu voir d’elles, et de leur « passion, Ginette » me laisse craindre que leur espace ne s’organise plus du tout. Ça fond et ça pique à tort et à travers.
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– Nous tenons à vous en instruire : ce que vous écrirez désormais pourra être retenu contre vous !
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Paris – Londres et retour
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Soit. Mais j’aimerais ne pas être interrompu pendant l’intermède qui va suivre ; la nature du jeu le supporte mal.
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Quand vous lirez ces lignes, la raquette aura passé de Roland-Garros à Wimbledon, soit de Paris à Londres, ce qui est le bon sens, comme on ne le sait pas toujours. Le tennis étant aussi un sport de balle, ce qui est dit n’est plus à dire. Mais sur le fond commun, il module un très reconnaissable contre-sujet.
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Le premier venu (surtout le premier venu) observe que c’est le sport du silence ; sinon, ses voisins le lui font observer. Silence du public, silence des couleurs (on a longtemps joué en blanc, et les lisérés verts ou bleus que vient d’y introduire notre époque permissive restent plus que sobres comparés aux maillots éclatants qu’on peut voir ailleurs), silence des joueurs, où une seule grimace de Nastase fait un bruit indécent. On n’entend que la balle : Pla-Plom, Pla-Plom, Pla-Plom, Pla-Pla… Comme il y a toujours, à gâcher quelque chose, une espèce de plaisir vulgaire, la mode a fait de l’arbitre (d’origine angélique ici plus qu’ailleurs) le vase d’expansion des colères de Mac Enroe. Un certain pittoresque se greffe ainsi sur un jeu qui par essence n’en comporte pas. Espérons que la greffe prendra mal, et revenons au silence. Il est garanti d’origine, comme la clameur au foot-ball. Les raisons données sont de concentration. Elles sont insuffisantes, comme tout ce qui est rationnel dans l’irrationnel. Le vrai est qu’il faut n’entendre que la balle, dont le sort suspendu fait toute notre attente. C’est la balle qui importe. Le jouet, plus que le joueur. De celui-ci on atténue la visibilité ; il ne porte les couleurs de personne ; aucun groupe par lui ne s’identifie. Mais la balle va et vient. L’adresse, qui importe plus que la force, prolonge une vie fragile au destin de courte tragédie. La victime nous intéresse moins dans sa fonction cathartique que dans sa propre aventure (la nôtre !), dont les aléas ne peuvent que retarder l’inévitable mort. Cette balle devient notre miroir. Notre plaisir à la regarder a pour cela quelque chose de méditatif, presque de philosophique : avez-vous vu les spectateurs hocher sans cesse la tête, à la manière des sentencieux ? Que sommes-nous, pauvres êtres, ainsi ballottés à tout souffle de vent ? C’est bien ça : ballottés.
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Allant du foot au tennis, prenez le train qui va du mythe à la tragédie. (Mais attention ! il faudra descendre en route.) Le mythe recouvre ; la tragédie découvre. Le mythe justifie la violence originaire que, pour sa sécurité, le groupe réédite en diverses théâtralisations : ici le foot, et la narration du foot. Lisez-vous les journaux du lundi matin ? Ecoutez-vous les propos à la récré de 10 heures ? Voilà une littérature brute dont on devrait prendre en compte les verbes et les adjectifs. C’est si fort que le petit garçon des années quarante en sait encore quelques lignes : « Aznar shoote, et les filets girondins vrombissent sous la violence d’un tir victorieux ! »
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Il y a tout : violence, filet, victoire, et ce mystérieux vrombir qui fait le vibrato de la phrase, du jeu lui-même, et de l’âme des enfants. Ce sport est dans le mythe, comme le païen dans le vieil homme ! La passion y colle à l’événement, lequel diffuse une clameur dont on le distingue à peine. « Gooooo… al ! » Hermès dit de belles choses sur le corps dépecé que salue la clameur. Les latins la nommaient « fragor », dont nous avons fait « suffrage ». Suivez son regard…
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Si le tennis n’était aucunement de cet empire, il ne serait pas un jeu de balle. Il est la même chose… moins la clameur, moins la cage, moins les crampons, moins le contact. Tout ce qui s’exténue donne à la balle plus grandes visibilité et résonance.
La fureur s’éloigne, l’attention apparaît : c’est la vertu du philosophe. On regarde ce qui est baladé d’un point à un autre, on commence à s’y reconnaître. « S’y reconnaître », c’est toujours se voir où l’on ne se croyait pas. Il y a tragédie quand commence à faire spectacle l’injustice du crime que le mythe, du même mouvement, célèbre, répète, enfouit. Au foot, personne ne considère le ballon ; au tennis, on ne fait guère autre chose.
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Or, ne manquons pas la bifurcation : le tennis découvre le sort victimal, mais ce n’est pas pour nourrir la terreur et la pitié. La vraie tragédie montre Œdipe, ou Oreste ; quelqu’un. Le tennis découvre, mais une vérité abstraite : personne. Le savoir-faire philosophique est dans cet aiguillage vers la sérénité. Dire « la nature humaine » pour éviter d’avoir mal. Suave mari magno. Mœurs suaves, en effet. Entre amis, sur un gazon vert, gramine molli, Lucrèce raconte Wimbledon…
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Cela est bien profond pour avoir été inventé au pays de l’empirisme. Aussi n’est-ce pas le cas, sauf pour les points, dont le décompte est l’essence même de la pudibonderie, je veux dire du snobisme. 15 et 15 font trente, soit, mais pas comme 1 et 1 font 2. La preuve, c’est que 30 et 15 ne font que 40. Je parle d’autant moins de la chose que je m’en approche davantage. Et quand j’y suis, à la chose, je n’en parle plus. Il n’y a pas de nombre au-dessus de 40. Mon enfance fut toujours scandalisée de cette victoire qui n’osait pas dire son nom.
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Pour tout le reste, ce jeu est français. Ne dites pas « kort », dites cour, car c’est notre cour à l’origine, précisément notre cour de ferme, quand une vessie gonflée figurait le vol hasardeux de toute histoire, à la fin de la tue-cochon. Ne cherchez pas comment dire « lob », dites lobe, car lober, c’est ruser en notre Moyen-Age. Et le « tennis » lui-même, c’est notre « tenez » que les gorges saxonnes n’ont pas su prononcer plus clairement.
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Je ne suis jamais au jeu de raquette sans songer que les anglais, avec leur accent sauvage, nous vendent bien cher ce qu’ils nous ont d’abord volé !
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À bras-le-corps
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Pour le rugby, il me plaît de croire que le génie en vient tout du Sud-Ouest, puisqu’entre Agen et Bayonne les perfides marinèrent si longtemps. Je sais, hélas ! que je plaisante.
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Mais à quoi bon prendre les choses en leur histoire ? L’histoire est une succession de démentis. Prenons-les au ras de l’herbe, et à bras-le-corps.
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Vous savez la règle étrange, qui rend ce jeu si compliqué au néophyte : on ne lance pas le ballon devant soi ; il faut, le passant de l’un à l’autre toujours en arrière, le porter jusqu’au territoire de l’adversaire et le poser sur l’herbe de sa zone, dite d’« en-but ». On peut aussi marquer des points en l’envoyant, d’un coup de pied, entre les poteaux, et au-dessus de la barre horizontale qui les joint le ballon ira aussi haut qu’on voudra dans un espace ouvert.
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Son principe reconduit donc le schéma général des sports de balle, mais, à la différence du hockey, du hand-ball, du basket, du polo, le rugby dérive fort loin du foot-ball dont il est né. Le « camp » ennemi s’atténue et se brouille : la cage n’en est plus tout à fait une (il ne faut rien mettre dedans, seulement dessus), et ce lieu incertain n’est que d’usage complémentaire, l’essentiel étant cette zone de grandeur variable et d’inégal intérêt qui ne concentre jamais les regards, et dans laquelle l’acte de déposer l’objet n’est pas, de soi, libérateur : geste quasi symbolique, où le contact du ballon et du sol semble parfois douteux. Marquer un essai ne porte pas avec soi la récompense physique d’un but de foot-ball. Il ne s’ensuit aucune folle étreinte : l’indécence s’en ferait sentir aussitôt.
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Ainsi le rugby, qui paraît, de loin, la forme intensive du jeu de ballon, ne l’est pas tant qu’on le croit. Il affaiblit plutôt la puissance de certains lieux et gestes. C’est une indication a contrario de sa résidence principale : elle se voit au milieu du pré comme gerbes en javelle sur un chaume ! Maul mêlée pack paquet avec moi les avants demi-tour contact balle au sol balle au sol ! et la famille autour comme tribu sans faille…
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L’unanimité, qui dans les autres jeux résulte du succès, qui est le succès lui-même, obtenu par exclusion, est ici antécédente : elle se forme et se reforme À tout instant, allégeant l’expulsion proprement dite de sa charge explosive. On ne frappe pas la balle, on la tripote.
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– Et les botteurs ?
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– J’y viendrai. Laissez-moi poursuivre au cœur de l’action. On la tripote, on la manie, on la protège, elle s’allonge sous les doigts, devient poupée, paquet de linge, humanité commençante, objet des tendresses, des promesses, des caresses, mais, comme l’enfant, imprévisible et capricieuse, d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours.
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– Vous inventez !
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– Oui, j’invente, mais dans l’axe de l’attaque. Ce que je dis ne porte pas le sujet en touche, il me semble…
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– Comment le savoir ? On peut tout dire…
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– On ne peut pas dire n’importe quoi de cette balle, si peu qu’on l’ait eue entre les mains. La gloire de l’attaquant est de « passer les bras », ce qui consiste à donner le torse en chair à plaquer, tandis que les bras haut levés ne font que protéger l’objet à ne pas perdre. Voilà pour les arrières. Quant aux avants, ils ne fonctionnent bien qu’ensemble, meute anonyme, autour du trésor garde sacrée, qui prend toutes les figures de l’hydre protéique, de la formation militaire aux agrégats biologiques et constellations de cristaux.
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– La meute est faite pour mordre ?
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– Vue du dehors. Du dedans, c’est un chaud système de tendresse protectrice. Cette ambivalence, si « naturelle » puisque toute la nature paraît marcher ainsi, nous met sur le chemin de quelque chose de plus fort, de plus troublant, en quoi le rugby a sa substance, et la raison de ses « accidents ».
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Des jeux de balle connus sous nos climats, c’est le plus rude par la force des contacts, le plus exposé aux bagarres soudaines, et tout cela à proportion exacte du moindre intérêt qui s’y attache à la violence jouée, dont le ballon est la victime dans tous les autres sports.
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Cela s’éclaire de deux façons, entre lesquelles je ne vois pas qu’il y ait à choisir.
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Quelque chose de très fruste
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En deçà du processus sacrificiel, en deçà de ce stratagème qui marque la capacité de l’homme à dévier les coups, et, trois fois hélas ! son incapacité à inventer pour cette fin autre chose que le mensonge, le rugby exprime la concurrence « primitive » de l’appropriation.
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– Pourquoi mettez-vous des guillemets à « primitive » ?
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– Parce que je ne sais rien d’historique sur ce qu’il y eut avant le déluge. Le primitif dont je fais état est celui que les philosophes appellent condition de possibilité. L’appétit d’appropriation fonde la rivalité, cependant que la rivalité désigne l’appropriable. On le voit chaque jour. On le voit partout. Mais par rapport à ces jeux du désir, le mécanisme victimaire est la première ruse, l’infime complication déviant le coup, clinamen de la culture dont tout le reste est sorti.
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Quand les autres sportifs répètent ce très vieux truc sur le ballon, le rugbyman est plus candide : il ne dévie rien. Son affaire est de s’emparer : avoir des balles en mêlée, prendre des balles en touche. Il en résulte des figures dont la forme simple et forte chante à l’imagination : alignement des lances sur fond de ciel, affrontement des masses à ras de terre, confusion des membres, tournoiement du sort, enroulement, déroulement, bouillie, légions engluées, cratère fer et feu, bave lave et injures, torsion et extraction !
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Puis fusée, feu grégeois, feinte impair et passe, déploiement d’oriflammes tandis que là-bas fument encore les éléphants… Explosion pleine viande ou phrase à col de cygne, asymptote à la touche, qui va mourir au bon endroit. Le bonheur !
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Magnanimité
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Par le courage. Ce sont les joueurs qui prennent les coups, plutôt que la balle. Rivalité directe, comme dans les sports de combat, mais ceux-ci ont un code de la lutte, qui protège les acteurs. Le rugby n’a guère de code que du ballon. Tout le reste est affaire de gentlemen. La menace est donc permanente de franchir les limites du jeu. Le rugby est sur un fil, site privilégié qui en fait le plus émouvant des sports. « Viril mais correct » ! Il faut toujours apercevoir les deux versants. Mais gare à la glissade ! Que s’il n’y a plus jeu, c’est un dégoûtant pugilat où les tribunes caressent des plaisirs de voyeur, devant des garçons perdus de trouille et de haine. Mais que l’affrontement laisse éventer sa force, que la menace ne plane plus, et c’est l’académisme, toujours ennuyeux.
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De là l’inconfortable statut du joueur. Il faut aiguiser ses dents et l’empêcher de mordre. Lui faire peur, juste assez pour qu’il soit méchant. Lui parler loyauté, juste assez pour qu’il soit beau. Il en sort des types achevés, maîtres de soi, heureux de vivre. Au meilleur sens, ils sont « rugby ». Il en sort d’autres.
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– Vous faites de la psychologie, semble-t-il ?
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– Pardonnez-moi. Je retourne au sujet.
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Si notre jeu répète, jusqu’à la frénésie, le geste élémentaire de l’appropriation, il n’ignore pas les bénéfices que procure l’émission victimaire : c’est toujours un jeu de balle. Mais il n’en fait pas ses délices. Ce n’est pas qu’il soit plus sommaire, comme si la fureur, rythme superbe, qui s’y emploie et s’y déploie, se bornait à redire le désir d’avoir. Le rugby n’est pas (pas seulement) au-dessous du stratagème. Il est (il est aussi) au-dessus. De celui qui garde on peut dire également qu’il possède ou qu’il protège.
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Gentlemen. Ne passer la balle qu’en arrière, jusqu’au bout la tenir sous notre aile, conquérir nous-mêmes le terrain, l’aurait-on inventé, transmis, supporté, sans l’idée confuse que l’ordinaire machination est déloyale, que tout jeu de ballon est vicieux dans son principe, qu’il faut s’exposer soi-même pour être à peu près digne du nom d’homme ?
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Jeu civilisé, le seul jeu vraiment civilisé, si rempli de conscience tragique (celle qui reconnaît la victime innocente sous l’affabulation mythomaniaque) qu’il est injouable en toute rigueur, comme un soleil qu’on ne peut regarder en face. Ceux qui s’y livrent – c’est le mot – pensent beaucoup à la peur, parlent souvent violence, écrivent tous les dimanches un devoir trop difficile pour eux. Il ne faut pas leur imputer trop fort marrons et coups de godasse : le péril est l’occasion la plus prochaine de pécher ! Le rugby va à la corne. À considérer avant tout jugement.
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– Et les botteurs ?
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– Justement, les botteurs ! Ils sont la soupape. Le jeu de main crée une oppression constante dont le coup de pied délivre un instant. C’est le retour au stratagème, pour souffler. Notez bien que l’usage du pied n’est pas d’invention en ce jeu ; le pied est le reste du foot-ball, la décharge sur le tiers exclu de ce qui est excessif dans le face-à-face.
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– Cela ne dit pas tout. Pas tout notre plaisir d’un beau dégagement.
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– En effet. Au foot-ball, le pied dribble, passe, accroît le jeu, fait le jeu. Ici, la botte suspend le jeu, fait lever les têtes, comme pour voir une palombe… et c’en est une. C’est beau à voir, la courbe de la vie ; ça se considère. Les footbolistes (et leur entourage) sont toujours nez au sol. Quand la balle s’enlève, c’est par erreur. Chandelle risible, dont personne ne s’éclaire, et qui passe bien au-dessus du débat. On n’est là que pour la cage ; que tout aille à la cage, et d’abord nos pensées !
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Le rugby voit plus grand, et plus profond. Il n’y a que les touristes pour trouver que cela prend du temps. Ce jeu n’est pas dupe des compulsions obsessionnelles dont les religions sont fabriquées. Il voit, il sait, il croit, il est désabusé, il connaît les vraies tâches. Lui aussi mérite sûrement un prix de civisme.
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Le foot-ball vit d’illusion : c’est le jeu des pauvres. Le tennis jouit de la vérité : c’est le jeu des riches. Le rugby refait pour rien le dimanche les gestes qui tant coûtent en semaine ; il est tout idiotie, soit générosité : c’est le jeu des vivants.
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