Pourquoi aime-t-on le passé?
Extrait des Saisons de Saint-Jean
n°5 (printemps 1984)
Oui, pourquoi ? Car c’est peu de dire qu’on aime le passé : on le préfère !
On le préfère au présent, toujours plus vierge et plus vivace dans la chanson que dans la vie. Le présent frémit et s’impatiente. Il est borné, positif, dans les bons jours voluptueux ; guère plus.
On le préfère à l’avenir, qui est un thème pour ces discours publics qu’on tient aux autres, mais qui ne figure jamais dans les discours qu’on se tient à soi-même qu’à titre d’anxiété, projet, stratégie.
Quand l’imagination chante la paix, le bonheur sans victoire, la tendresse infinie, elle pince les cordes de jadis et naguère : le son en est doux, et cette douceur déchire tous nuages pour laisser respirer – mais dans un puits sans fond – l’ivresse du ravissement. Les grands jours sont plus que « présents » : le cœur s’y élargit pour sentir battre le vent de la mémoire ; le bel aujourd’hui y tient sa grandeur de faire date dans la durée. Mesurez une solennité : c’est toujours un hier gracieusement rendu.
Le plus jeune amour est passéiste, fréquemment vêtu de Moyen Âge, de princesse abolie pour moi seul retrouvée :
Puis une dame, en sa haute fenêtre.
Blonde aux yeux noirs en ses habits anciens…
Les poètes profonds – Nerval, Baudelaire – font parler ici la « vie antérieure ». Cette absurdité est la seule notion qui raconte avec justesse le parfum des océans du bonheur. Et le bonhomme Grandgousier lui-même, au sommet de la joie rabelaisienne, convoque la maisonnée autour de l’âtre pour « faire à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis ».
« Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires.
Des histoires du temps passé… »
Voilà pour les grands sentiments. Les communs sont de même farine.
« C’était le bon temps » dit-on de presque chaque tranche du passé. Et quand on n’ose le dire, parce que c’était la guerre, ou la maladie, ou telle grosse peine, on continue de le penser par quelque lucarne. « Le bon vieux temps. » Toujours.
Franche illusion, aussi peu croyable que « la vie antérieure », car le passé fut souvent pénible à vivre. Même gai, nous ne lui avons jamais connu, quand nous le fréquentions au présent, l’aura d’infini dont son abolition le couronne.
Je ne parle pas des sentimentaux, car je suis d’autre étoffe. Ce que je dis ici est vrai de tout le monde, n’est-ce pas ? Et les plus grands rêveurs d’avenir marchent à l’étoile comme à une merveille enfouie que toute leur ardeur voudrait retrouver : ils en ont le goût sous la langue.
Ecoutez Rousseau, plus uchronique encore qu’utopique : son humanité à venir fleure toujours la vertu des vieux âges.
Le lit comblé, le volcan éteint, le ciel d’avant-guerre : là était l’eau, là le feu et l’air véritables. Quel est le déjà-là de tout avènement, le passé antérieur à toute naissance ? Le corps maternel ? Pas bête, mais trop court d’un bout. Notre mère la terre, comme dit Job ? Déjà mieux, mais la terre ne sent que la terre. La biologie et la physique proposent de belles images, mais n’ont pas de réponse solide à notre question d’aujourd’hui.
Le vrai est que notre imagination – infirme – projette dans le temps la primauté du Créateur sur la créature, et de la nostalgie de l’Être, dont notre âme est pétrie, elle fabrique la délicieuse illusion d’un passé plein de grâces, donateur de tout bien et de tout repos. Pour le dire abstraitement, l’antériorité du bonheur est ontologique : c’est notre faiblesse qui le profile dans l’histoire et l’appelle autrefois.
La Bible, qui dit toujours plus juste, enguirlande d’une métaphore Celui qu’aucune langue ne peut nommer et que dessine, dans le vide du temps, notre attente : « Le Père universel, comme l’ancien des jours, le désiré des collines éternelles. »
(20/06/82)