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Des sports
Extrait de La Télé sans écran

A-t-il fait exprès de n’être pas tout à fait cohérent ? En tout cas, il n’a pas déplu à l’auteur de dire ici des choses presque contraires… C’est une façon d’exciter le lecteur !

 

Le foot 

 

Pour Michel S., qui shootait comme Aznar

 

   Je fus longtemps un grand sportif : L’Equipe, Midi-Olympique, jadis Le Miroir des sports… Je pratique moins aujourd’hui. Sud-Ouest le lundi, pour savoir Agen rugby. Dans les grands jours Le Petit Bleu, qui donne les détails. Certes, j’ai la télévision… mais ça fait déjà trop. J’ai pas Canal. Canal serait le piège. (NDLR : Il y tomba).

   Y avait pas la télé, du temps ; du temps des rêves, du temps des muscles et des passions. Y avait…

 

   Y avait d’abord ‘la composition des équipes’. Grands moments du mardi et du mercredi (déjà du lundi…) L’équipe se composait dans la rue du collège, vers cinq heures :- Goal, moi. – Non, ouais t’es bon, goal, mais qui va jouer demi-centre ? Il faut que tu joues demi-centre ! Autant dire, à l’époque, imperator. Depuis, ils ont mis autre chose : arrière central, et après y en a eu deux, j’y comprends plus rien. D’abord, y a même plus d’inter. Qu’est-ce qu’il jouerait aujourd’hui, Ben Barek, puisqu’il n’y a plus d’inter ? Et Heisserer ? Vous vous rappelez, Heisserer-Aston ? Ça, ça faisait une aile ! Ou Simonyi-Aston ? Pas mal non plus. Et la ligne d’avants qui a battu les Anglais à Colombes en 46 ? (Enfin, si on veut bien oublier que c’est surtout Da Rui qui a battu les Anglais en 46, 2 à 1, après le 2 à 2 de Wembley en 45.) À l’époque, on avait des dirigeants qui savaient la faire, la composition des équipes. Vous voulez que je vous l’écrive, cette ligne d’avants ? De droite à gauche, Aston Heisserer Bihel Siklo Vaast. Rien que des Français, c’était pas comme aujourd’hui dans l’équipe de France. Je peux même vous écrire les onze. Les onze de la première victoire contre eux. Le comité de salut public, après cent mille ans de rois d’Angleterre ! Donc, les avants, je les récris pas. Demis : Samuel Jordan Jasseron. Jordan demi-centre, une épée d’avant-guerre, maintenant connétable. Et Jasseron… il jouait pas au Racing ? Samuel, oh Samuel… Samuel, remplaçant Bigot blessé, fut, et de loin, le plus faible de nos représentants. Oublions Samuel… mais je ne peux pas, il est gravé dans le marbre du journal Sud-Ouestet dans le mien, SamuelremplaçantBigotblessé. Arrières : Dupuis Swiatek. Goal : Da Rui. Da Rui, le Bon Dieu en short, chaussettes montantes, casquette noire et maillot rouge. (Enfin, rouge, c’est l’article qui le disait, car sur les photos c’était tout marron à l’époque, le joli marron luisant qui entrait bien mieux dans l’âme que tous vos criards de magazines !) Da Rui du CORT, tant de fois champion de France… Mais si, le CORT, vous vous rappelez pas ? Le Club Olympique Roubaix Tourcoing. Pourquoi sont-ils morts, Da Rui, le Cort, tout ça ? À Roubaix, y avait des pauvres, de la laine et du foot. Des ‘courées’ aussi. ‘Les courées de Roubaix’, avec les femmes au seuil de chaque porte, sur la marche. Et le foot emmenait tout ça au paradis. Même les courées. Sur l’image du Miroir, on voyait une vieille qui levait les bras, en apprenant qu’elle était championne. (Ou bien le photographe lui avait donné la pièce ?) Enfin, à Roubaix, il paraît que maintenant y a plus que des pauvres, qui ne sont même plus immigrés italiens. Da Rui, mon grand frère, est-ce que tu y es, au paradis ?

   As-tu emmené mes treize ans, mes treize ans de Wembley 2 à 2, mes quatorze ans de Colombes ? Mon enfance, l’aube exaltée ainsi qu’un peuple de Colombes ? (Oh pardon !)

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   On jouait le jeudi, après les cours du matin et avant l’étude du soir. De une heure à cinq heures, tout était pour le soleil, les souliers à crampons, les cris, les courses, les passes, les shoots. Quel idiot a écrit : La vraie vie est absente ? Il a jamais dû faire de sport !

   Mais attendez, on joue pas encore, puisque j’ai pas fini l’équipe. – Bon, alors goal Benjamin. – Il est pas terrible ! – Regarde mon papier : Arrière gauche, René… – Non, demi-gauche. René, c’est pas un arrière ! Et comme ça des demi-heures. Je me souviens que Bernard jouait inter, Jeannot ailier droit… le reste ? J’ai oublié ma composition écrite. Un seul est vraiment inoubliable, le plus sportif, déchaîné dans la cour, le plus coléreux et le plus tendre, insupportable à la maison, à l’école collant au groupe, âme du groupe… Il s’appelait Pierrot, comme moi. Mais moi, j’avais un papa ; lui, seulement la photo dans le portefeuille. Il me l’a montrée un jour d’intimité parfaite, quand l’amitié est la mer immense des âmes confondues : Je crois qu’il habite à Agen, m’a-t-il soufflé. Et puis moi, j’ai deux bras et deux jambes. Lui un peu moins, rapport à la polio. L’infirmité décuplait l’ardeur, parfois en faisait rage, dans la cour de récré. Mais est-ce que sur un vrai terrain, contre ceux de Fleurance… ? Bref, il avait pris mon papier, puis la liste. J’entends sa question, posée d’une voix douce, la voix de l’irrémédiable : – Mais… j’y suis pas ; je joue pas ? Je savais même pas que je l’avais pas mis dans le paradis. Bafouillage, raturage : Mais si, tu parles ; je sais pas comment je me suis trompé ! Pierrot le savait. Il ne m’en a jamais voulu. Ces choses terribles entre lui et la destinée, c’était tellement au-dessus de moi…

   Contre Fleurance, on a perdu 4 à 1. C’était à Saint-Geny. Après, il fallait ramasser les habits qui faisaient les buts, puis remonter la côte de Lectoure… Ah ! cette cathédrale, on pourra dire qu’on l’a vue.

   Le jeudi après, revanche à Fleurance. Les onze kilomètres, on les fait comment ? On les fait à vélo ceux qui ont des vélos, un copain assis sur le cadre. Quelle équipée ! Tout ça pour 5 à 0. Cette fois, c’était moi le goal. C’est pas ta faute, m’a dit Bernard. Et puis, y a deux buts qui y étaient pas ! Le ballon est passé sur la veste de René, et sur la veste, ça compte pas. S’y avait eu des vrais poteaux… N’empêche, cinq c’est beaucoup. La preuve, je les sais encore.

   Bien plus tard (parce que de treize ans à quinze ans, ça fait loin) je jouerai dans la vraie équipe de Lectoure, vrais maillots vrais buts avec filets et tout. J’ai la taille d’un adulte, plutôt costaud pour un adolescent. J’ai fait un beau match en seconde. Titi le capitaine m’a mis aussitôt en première. On va à Orleix le dimanche, à Aulon, Martres-Tolosane ou Saint-Martory, et donc on passe toujours par Fleurance. De quel cœur n’ai-je pas chanté, place de leur mairie, notre cantique dominical :

   Ah ! prions Dieu – eu, que Fleurance crève !

   Ah ! prions Dieu – eu, s’il crève tant mieux !

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   À seize ans étudiant, je ne rentrais pas de Toulouse le dimanche. Fini le foot, presque fini le sport, hors les traces ineffaçables. Pour la valeur, la France n’a rien perdu, ni le comité Midi-Pyrénées, même pas l’Union Sportive Lectouroise. Durant les deux ou trois années de matches officiels, en civil ou en scolaire, je fus un médiocre demi-gauche, arrière gauche quelquefois, et maladroit assez souvent. Sauf deux ou trois matches de demi-centre : à Marciac, où j’enlevais le ballon de la tête à la terreur locale qui avait le double de mon âge, et des prétentions à régner. Comme on dit, ‘il n’a pas fait grand-chose’. À Condom, en scolaire ‘cadet’ ; je réussis tout ce jour-là. Puissance, adresse, sans doute beauté, et le charisme du commandement (il n’y a guère que celui-là qui soit resté…) Quelle grâce s’était posée sur moi ?

 

   D’un foot à l’autre

 

   Le grand foot, celui qui vient de reprendre à la télé, a étendu l’empire de notre honte par la geste imbécile de nos internationaux, les vains commentaires de nos journaux, les jeux stupides de nos paris nouveaux. Comme on s’épargnait de sottises, quand on n’avait pas les moyens de les commettre ! Qu’il eût été bon de ne voir ni entendre ces commentaires de ‘grands’ joueurs, ni ces coquetteries d’entraîneur égocentrique, pour ne rien dire des insignifiances ‘dirigeantesques’. Mais la technique permet tout. Si l’on nous avait offert ça, à treize ans, notre naïveté aurait foncé dans toutes les brèches ! Nous étions purs, de ne pas savoir. Et ainsi je peux regarder aujourd’hui avec une indulgence souriante les passions de ma première adolescence.

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   Disant cela – qu’il faut dire – je ne dis pas tout. Un certain souffle est passé sur la Coupe du monde, et la victoire de l’Espagne, élégante, brillante, a donné un air frais à cet été torride. Ces joueurs avaient beaucoup pour plaire, leur adresse, leur charme, leur modestie physique… enfin le talent au-dessus de la puissance ! L’art au-dessus de la force. Nous aurions été bien déçus si ces lourdauds de Bataves avaient réussi à intimider leurs adversaires. Car voilà leur but unique, au moins toute une mi-temps. Les intimider, les casser, afin de les enfoncer ! Quelle honte ! Et qu’il était beau, le sacre de la justice. On ose presque dire : Justice un, Force zéro. Ça fait du bien, c’est pas tous les jours.

   Il y a plus encore. La réussite sportive fut aussi… comment dirai-je ?… ‘politique’ est un mot un peu court ; osons ‘humaine’. À l’ombre du grand Mandela, qui a su dépasser ses ressentiments*, l’Afrique, longtemps soupçonnée d’en être incapable, a organisé l’énorme chose parmi cent inconvénients que je ne détaille pas ; la voilà insérée aujourd’hui, symboliquement (et un peu plus) dans la ronde d’un monde commun. Je sais tout ce que l’on pourrait dire pour relativiser cette ‘réussite’. Mais à quoi bon le dire ? Il est des moments où il faut regarder l’azur. Ma grand-mère présumait le beau quand on voyait dans le ciel assez de bleu pour tailler une culotte de gendarme. Regardons aujourd’hui cette part d’azur qui nous fut donnée en même temps qu’au continent fragile.

 

   * Son plus beau geste fut peut-être, voici douze ans, de revêtir le maillot Springbok des joueurs de rugby (tous blancs !), et d’aller féliciter chacun d’eux, pour leur victoire en coupe du monde. Voilà de l’irrésistible. À cet ex-communiste, il fallut, au-delà de l’habileté, un esprit d’Évangile.

 

 

   Le sport, fausse solution ?

   Tous les sports se sont peu à peu mondialisés au cours du siècle qui les vit fleurir : en ce sens aussi, les Anglais ont imposé leur langue à l’univers. Ce commerce d’îliens, nés pour remplacer les duels de l’aristocratie, est un mode plus paisible de l’échange qui a gagné tous les continents, et toutes les classes, alors qu’il était né pour réjouir une gentry de ‘l’entre soi’ : bientôt, il ne restera que la régate Oxford-Cambridge à conserver pour le folklore !

   Dans les Jeux Olympiques du baron de Coubertin, l’appel à l’universel sonnait encore amateur et aristocratique. Sous les couleurs de la culture antique, une élite demeurait dans son domaine. Puis l’énormité des cérémonies de la concurrence mondiale, parées du voile de la fraternité. Mais c’est un voile.

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   J’aime assez le mot marxien de Sartre, commentant la vie mondaine de la fin du dix-neuvième siècle : Dans les salons des grands bourgeois, ce sont les machines qui se rendent visite. Dans les hyperstades des hyperjeux, à l’heure des défilés protocolaires et des ‘évolutions’ à paillettes, ce sont les nations qui font semblant. Toutes accrochées cependant à leur nombre de médailles, à l’image ‘nationale’ qu’elles vont laisser à l’univers. Dans l’enceinte de la rencontre fraternelle, chacun marque son territoire.

   Que la rivalité devienne ludique, redoublant la compétition économique par celle du geste sportif en place des guerres meurtrières, il faut certes s’en réjouir. L’énormité potentielle des affrontements aura peut-être eu raison de ‘la guerre’ comme forme spontanée de la concurrence mimétique. Tant y a que la rivalité symbolique est encore rivalité. Après beaucoup de bavardage humanitaire autour du geste sportif, il me semble qu’on commence de l’apercevoir. Il n’est que trop aisé de comptabiliser les dommages, après les avantages reconnus. Dopage inévitable, et destiné à croître, paris ‘en ligne’, toujours vains, souvent dangereux. Transfert de la vie sur son ombre, vaccination à l’imaginaire le moins créateur… C’est là, principalement, que je veux en venir. N’ayant pas tout à fait le pessimisme de Pascal quant aux vertus ‘apaisantes’ du divertissement, je m’afflige de constater combien le culte du sport tend, avec d’autres spectacles et agitations, à raboter la curiosité culturelle et le souci de la vie intérieure. Peindre le vide de couleurs criardes, désapprendre à lire, à écouter, oublier l’exigence majeure de chercher le sens de la vie du côté de l’amour véritable.

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   Attention le sport ! On te salue, on te prône, mais tu tiens bien ta large place dans le progrès des abrutissements.

   Nietzsche conclura mieux que moi – et plus sauvagement : « Le désert croît. Malheur à celui qui protège le désert ! »

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