Gens qui parlent et Jean qui dit
Extrait de La Télé sans écran
Une soirée bien instructive, ce dernier vendredi sur Antenne 2 !
Des qui se disent doctes parlaient de problèmes ; un qui est né artiste communiait au mystère.
Les premiers avaient rendez-vous chez Bernard Pivot : un patron de neurologie infantile, un “psy” chargé d’une assistante docile et de trois kilos d’enquête, un inspecteur d’académie ayant achevé le cursus des honneurs départementaux, un archi-prof faisant l’anti-prof dans son institut psycho-pédagogique.
Ça dégoulinait de compétence. Ils en ont mis partout, jusque sur le veston de Bernard Pivot, dont l’incompétence tous terrains est pourtant depuis des années le sourire rafraîchissant des émissions ennuyeuses.
Ennuyeuse, celle-ci ne l’était pas vraiment, car les cinq étaient un contre quatre. Six mois après la campagne électorale, les vaches trouvaient ainsi de quoi brouter. Et comme le médecin, quoique sans aide, était aussi le seul à bien se sortir les mots de la bouche, ses adversaires ne parurent pas trop nombreux.
Il disait : la recherche neurologique a enfin prouvé que les enfants sont différents par nature ; le socio-culturel ne fait pas tout.
Et les autres : nos travaux d’Hercule ont établi que les éducations différentes font les enfants différents. L’hérédité ne fait pas tout.
Ou si vous préférez :
– Diafoirus : « Le cœur est à gauche. »
– Purgon : « Je ne sais pas ; en tout cas le foie est à droite. »
Mon père disait : « Las agassos hèn pas coucuts »[1], et cette vérité d’expérience commune n’avait rien coûté au budget de la “recherche”. Il devait croire aussi que ceux qui élevaient bien leurs enfants avaient en général des enfants mieux élevés que ceux qui les élevaient mal, mais il n’a jamais dépensé de salive pour exhiber ce truisme.
Truisme contre truisme, le match a duré près d’une heure. Et dire qu’on a suivi ça, qui pour les blancs, qui pour les rouges, selon qu’on vote ici ou en face, car bien entendu c’était le vrai sujet, à l’abri dans son pot de graisse rance, autour duquel tourniquaient nos experts.
J’ai fini trop fatigué pour fermer le poste : quelle chance ! Ainsi ai-je vu un Fellini, Vive le music-hall, premier de la longue série des merveilles. Ce cinéma a pris quelques rides, mais une fois pour toutes ; il ne vieillira plus, ayant rejoint l’intemporel des chefs-d'œuvre.
Une troupe d’artistes en “variétés » parcourt l’Italie de l’après-guerre. Médiocre parmi les médiocres, le capitaine s’amourache d’une fille venue de la campagne pour être danseuse. Il ne pourra même pas en faire sa poule, mais du moins l’aimera pour de vrai. La belle plante, quittant la bande des tocards, accédera à l’état enviable de demi-vedette aux côtés de quelque Line Renaud d’outre-monts tandis que “notre héros” descendra les spirales de l’enfer social, se croyant toujours au purgatoire d’où l’espoir de chaque matin doit le faire sortir. Le seul bien qui lui reste au monde est d’avoir cette fois pleuré.
Voilà de quoi ça parle, et qui n’a guère d’importance. Après les gens parlant de quelque chose, pour ne rien dire, Fellini disait tout sans parler. Ou plutôt en laissant parler les choses mêmes, corps avachis des bastringues, têtes de cochons et têtes de veaux, fatigue des petits matins, obsession de la bouffe, sexe raté, immense, oh très immense nostalgie de la beauté absente, et l’ombre que fait cette absence est la seule chose qui vaille d’être exprimé.
Les paumés montrent sans fard cette distance au soleil que nous, bourgeois, camouflons avec décence au long de nos vies “réussies”. C’est pourquoi Fellini, peintre des fêtes dérisoires, les regarde avec tant d’avidité depuis son enfance. Je dis « depuis », car sa caméra y est toujours. Au bas fond de leur misère, nous voyons notre pauvreté.
(17/09/1978)
[1] Les pies ne font pas des coucous.