"Oraison de simplicité"
Témoignage de Soeur Lætitia du Christ o.c.d
Pierre ! Une présence – imposante – un visage, une voix chantante, un regard plein de sourire et de tendresse ! Depuis toujours, il a figuré dans l’horizon de mon existence. Cousin lointain, mais proche, de Maman, ami d’enfance de Papa, il passait souvent à la maison. Pour l’anecdote, et le trait de caractère : il y oublia par deux fois consécutives son fils Jean-François. Rebroussant chemin quand il s’aperçut de l’absence du petit, il repartit sans lui une seconde fois, et dut renouveler la manœuvre !
Mon père était communiste, de milieu anticlérical, ma mère, ancienne ‘croisée’, avait perdu la foi qu’elle n’a sans doute jamais reçue. Pierre était fervent catholique, d’une famille les plus ‘croyantes’ disait-on dans tout Astaffort. Mais, œcuménisme avant la lettre, quand « Pierre avait dit que… », on en tenait compte. Ce qui m’agaçait prodigieusement, dès que pointa en moi l’esprit critique, un peu avant l’âge de raison sûrement. Avait-on besoin de quelqu’un qui fasse la loi chez nous ? Et de quelqu’un qui allait à la messe, alors que nous, nous n’y allions pas ? Pierre m’inspirait la révolte contre une Loi que personne ne m’avait apprise, et dont pourtant il m’apparaissait comme le représentant… Premier Testament !
Deuxième tableau : je me retrouve en 6ème au lycée d’État de Lectoure, demi-pensionnaire chez les Gardeil (mon père était instituteur à quelque 25 kms de la cité gersoise). Là, se nouèrent des amitiés indéfectibles avec les ‘grands’, Geneviève et Jean-François. Nous étions logés – à peu près – à même enseigne, et je partageais avec eux le respect et une certaine crainte envers le Paterfamilias. Car, il faut le dire, Pierre n’avait pas que des qualités. Je suis sûre qu’il est d’accord avec moi, car nous sommes trop gascons l’un et l’autre pour ne voir et ne dire que le beau côté des choses et des gens, même quand ils sont morts. Le cher Pierre pouvait être coléreux à l’excès, impérieux, quelque peu totalitaire en ses idées et opinions. Sa forte personnalité a sans doute un peu trop obstrué l’espace vital de l’un ou l’autre de ses enfants. Et Simone a eu mille et une fois l’occasion d’être un ange de patience, et d’amour, et d’humilité. Quand à 19 h 30 un téléphone de Pierre annonçait trois convives de plus pour 19 h 45… ou quand dans le salon ciré de la veille débarquaient vingt élèves aux pieds boueux pour écouter du Bach ou du Monteverdi… nul moyen de protester !
Il aimait tellement la vérité qu’il avait le don de se faire des ennemis, car il avait le geste maladroit – dixit lui-même – et ne savait pas enfiler des gants pour la dire. Son ton, bien de famille, avait parfois des accents provocateurs, et, parmi ses élèves, je connais beaucoup ‘d’inconditionnels’, mais aussi d’autres qui ont peu goûté son prophétisme.
Pour moi qui n’ai jamais été son élève, après le tremblement de terre de 68 – et là je fais chorus avec Maurice Clavel qui parlait du « retour du grand Refoulé » – paradoxalement, Pierre est devenu une référence intérieure, un poteau indicateur fixe dans ma débâcle, un phare dans la tempête. Quand je lui disais qu’il était mon second père et mon premier père spirituel, dans son humilité foncière, il riait. Et pourtant ! sans lui qui serais-je aujourd’hui ? où serais-je ? À son insu, la Lumière qu’il portait en lui m’attirait, et sa parole me semblait révéler la seule vérité possible. « Je serai catholique ou rien. », me disais-je, tout en continuant de manifester et d’errer en traînant mes sabots, à la mode de l’époque. Cependant, jamais il ne m’a fait la morale, ne s’est occupé de ma vie privée, n’a essayé de m’entraîner sur son chemin par un prosélytisme indiscret. Je me rappelle seulement qu’un jour, entrant chez mes parents, à la vue de l’ouvrage de Simone de Beauvoir « Le Deuxième Sexe », il me demanda : « Ah ! c’est toi qui lis ça ?… Il y a mieux. » Mais, je suppose qu’il priait, et que, comme Jésus le jeune homme riche, il me regardait avec amour. Leur porte m’était grande ouverte. Dans les moments de crise aiguë, leur maison m’était un refuge et un havre de paix. En ce lieu, bien que l’autorité n’y fût pas molle, j’ai appris que le pardon existait, alors qu’ailleurs, en ce monde, toute faute était irrémissible, il n’y avait pas de place pour l’enfant prodigue. Quelle angoisse de se voir tomber dans un abîme sans fond, sans filet ni rien qui vous retienne !
Les conversations à table, les lectures impromptues d’un poème, des livres prêtés, des auteurs cités, des entretiens confiants lors d’un trajet en voiture… tout cela a formé mon cœur et mon intelligence, bien plus que les cours de fac’ (que je ne fréquentais qu’à temps perdu). Et ce Magnificat de Bach qui m’a éveillée à un « je ne sais quoi » ! Et ces confidences nocturnes, ‘au second’ dans la chambre de Geneviève, l’amie de toujours !… et ces rigolades à n’en plus finir, souvent provoquées par le malicieux voisin de cellule, Frère Jean-François ! Et Simone, comme elle m’a fait du bien, en ces parlottes autour du fourneau, toujours disponible et souriante ! Leur amour d’époux a réussi à me faire croire au mariage.
Tout au long de ces années difficiles, où le désespoir me hantait, tous ont été un puissant soutien, et Pierre, un témoin de ce Dieu d’amour et de vérité qui me cherchait, une colonne inébranlable qui me montrait la direction où je ne voulais pas aller. Finalement, j’y allai… et même, un peu plus tard, j’entrai au Carmel, qui plus est, de Lectoure !
Dès lors, peu à peu, de père ‘adoptif’ – car j’ai bien un vrai père, que j’aime infiniment – Pierre est devenu un ami. Il venait me voir, pas très souvent ni longtemps, respectueux de ma vie de carmélite, et j’ai bénéficié de son intelligence et sa vaste culture. Ses brèves synthèses philosophiques ou théologiques, son sens critique, sa liberté d’esprit, m’ont été un aiguillon grandement apprécié, car, par la grâce de Dieu, « la joie de la Vérité » me donne des ailes. Il était un confident, et je crois que la réciproque est vraie. J’ai eu ce privilège de le connaître – un peu – dans le meilleur, le plus vrai, le plus beau de lui-même, et je rends grâce pour sa foi qui ne faisait pas un pli, son cœur bon et généreux, son âme véritablement humble.
Il a souvent inspiré la méfiance – ou la jalousie ? –, étant considéré comme un pur intellectuel. Je l’ai vu se laisser dépouiller de bien des choses (et ce, paraît-il jusqu’en ses derniers jours sur terre). Sans sourciller, face à la maladie de son épouse, il se fit ‘homme d’intérieur’, soutint Simone par un inlassable dévouement, une vigilante tendresse. « C’est normal ! je l’aime ! il n’y a aucun effort de ma part, c’est le sacrement de mariage ! » On l’a cru orgueilleux : je l’ai vu passer doucement sur l’autre rive, sans en faire une histoire, de plus en plus assidu à la messe quotidienne. Sur ses défauts, il n’était pas aveugle, et il n’avait pas peur d’appeler péché le péché. Il croyait à la miséricorde du Dieu Bon. Pour moi, Pierre était un « petit »… bien qu’assez riche et très intelligent. Et je prie, dans l’espérance que « le Royaume des cieux est à lui ».
« Heureux es-tu Pierre », car tu vas enfin chanter, louer et adorer sans fin !