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"Un passeur"

Témoignage de Bertrand Schiro
Professeur d'études théâtrales en classes préparatoires

   Quand Pierre Gardeil est mort, j’ai eu besoin de parler de lui à mes étudiants. Je me souviens encore très nettement d’une qualité d’attention inédite, et de leur expression de familiarité émue à l’éloge d’un parfait inconnu : en rendant hommage au plus essentiel et au plus aimé de mes professeurs, je révélais évidemment la généalogie intime de celui que je suis devenu. Ce n’est sans doute pas par hasard si, comme tant d’autres, je dois à Pierre ma vocation – et même ma double vocation (l’enseignement et le théâtre) –, tant il mettait de passion, de générosité et d’exigence dans l’exercice de son métier, j’allais dire de son sacerdoce. Il se définissait moins comme un pédagogue ou un formateur que comme une sorte de passeur. De la force des idées, de la grâce des textes, de la beauté des œuvres, comme autant de viatiques essentiels pour chacun. Manifestement, il croyait les choses les plus hautes à la portée de tous, sous condition de travail et d’une sorte d’ascèse : c’est d’ailleurs ainsi que je comprends à présent l’interdit intimidant du moindre bruit et de la plus légère inattention en classe.

 

   Je le revois encore à (l’école) Bernanos faire avec gourmandise la lecture des Aventures du brigadier Gérard : il y avait aussi du conteur et du grand-père gascon dans sa façon d’être professeur. Mais encore du polémiste, sans doute marqué par les affrontements idéologiques de sa jeunesse : ses cours étaient souvent partiaux, mais élevés par le refus sans concession des médiocrités et des démagogies. Comme tant d’autres encore, j’ai été initié par Pierre Gardeil au théâtre, à la littérature, à la musique, au cinéma, à la philosophie, à la théologie ; ses élèves ne peuvent avoir oublié les cours sur René Girard, sur l’eucharistie ou sur Fellini, les répétitions de la chorale, les lectures de Racine, de Supervielle et de Claudel ; j’ai croisé à vrai dire peu de maîtres aussi éclectiques et insoucieux des ornières disciplinaires. Peu de maîtres aussi libres aussi : il était affranchi des modes pédagogiques ; et, pour lui, le respect des programmes était, me semble-t-il, une sorte de politesse, certainement pas une pierre angulaire ; car ses cours étaient animés par des convictions brûlantes, par l’urgence et le plaisir de donner en partage les plus remarquables productions de l’esprit ; et parce que Pierre avait compris qu’être « un bon professeur », c’est avant tout faire cours avec le meilleur de soi-même, Pierre Gardeil aura été un professeur d’une immense générosité.

 

   On pourrait presque soupçonner la trop grande autorité ou l’excessive influence de son magistère sur de jeunes élèves, et je voudrais témoigner du contraire. D’abord, parce qu’en terminale il m’a témoigné de la reconnaissance et de la tendresse pour avoir à plusieurs reprises osé jouer le rôle (difficile) du contradicteur dans son cours de philo ; et pourtant mes arguments devaient être bien naïfs et bien faibles… Dans la suite de mes études, je l’ai souvent consulté et, sans se dérober, il faisait alors preuve de beaucoup d’humilité et de prudence : Pierre Gardeil voulait assurément que notre chemin à ses côtés fût un temps fort, mais il savait qu’une formation est riche de ses rencontres successives et je ne crois pas du tout qu’il avait l’ambition d’un mentor définitif. Le portrait que j’ai dressé de Pierre dans mon cours de khâgne reste un des moments les plus émouvants et les plus significatifs de ma vie de professeur. Le souvenir de lui le plus fort, c’est dans la chambre d’hôpital où il ne redoutait pas la mort, et où nous avons à nouveau parlé de littérature (des romans de Michel Houellebecq). Pierre ne faisait décidément qu’un avec sa foi et avec son amour du beau.

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