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"Vox Clamantis"

Témoignage de Daniel Vigne
 
professeur de philosophie, théologien

   Le premier souvenir que je garde de Pierre est celui d’une voix. En 1990, étant à la recherche d’un travail, je tombe sur un article de Famille chrétienne présentant le lycée Saint-Jean, et j’ose saisir mon téléphone. La voix qui me répond résonne dans le haut-parleur, pleine de force et de sympathie : « Oui, venez nous voir ! » Et comme je lui annonce que je compte venir en train : « Venez, j’irai vous chercher à la gare d’Agen ! »

   La générosité cordiale de celui qui me parlait n’allait pas tarder à se confirmer. Je me retrouve dans le salon de sa maison, dont les bibliothèques montaient jusqu’au plafond, et nous parlons philosophie. Simone, souriante, agrémente nos échanges de sa douce présence. C’est un peu comme si nous nous connaissions déjà. Soudain il se lève et saisit un volume de Proust dans la Pléiade : « Écoutez ça, mon ami… » Et de déclamer une de ces très longues phrases dont la Recherche du temps perdu a le secret. « N’est-ce pas magnifique ? C’est la philosophie pure ! »

   Nous parlons aussi religion, puisque je termine alors des études de théologie. Et comme je lui fais part de mon amour pour l’Orient chrétien : « Les patriarcats, mon cher, c’est très bien, mais que voulez-vous, il faut bien un curé de l’univers ! » Sur tous ces sujets, l’homme de 36 ans que j’étais à l’époque apportait parfois nuances ou remarques, sur lesquelles Pierre rebondissait avec aisance. Quelle culture, me disais-je, et quelles belles qualités humaines…

   Nous avons fait affaire, c’est-à-dire offert à l’autre notre confiance. J’étais très honoré de recevoir la sienne. Pierre, sur le point de partir à la retraite, cherchait un professeur de philosophie pour prendre sa suite dans le lycée qu’il avait fondé. J’ai assumé cette tâche pendant quatre ans, entrant avec joie dans le cercle de ses amis proches et compagnons de route. Son soutien, ses conseils ne m’ont pas manqué. Mais je sentais aussi qu’il me laissait libre de tracer mon chemin.

   Je lui garde une très grande reconnaissance, au plan professionnel comme au plan personnel. Combien sommes-nous à avoir reçu de lui l’impulsion amicale à donner le meilleur de nous-mêmes ? Comment ne pas rendre hommage à cette figure d’exception, habitée par une sorte de lumière chaleureuse, et en qui intelligence, cœur et volonté formaient une tresse serrée ? Pierre a vécu comme il parlait, avec cette intensité qui donnait vie aux mots.

   Le dernier souvenir que je garde de lui est encore celui de sa voix. Nous nous sommes parlé au téléphone, peu de temps avant son départ pour l’au-delà. Il savait qu’il était au bord du grand passage ; j’en étais moi-même très ému. Mais avec un mélange de fierté et d’élégance, il m’a parlé de telle émission de Finkielkraut sur France Culture, de tel courant philosophique dont il contestait les présupposés… Et de nouveau, je me disais : quelle personnalité !

   L’écho de cette voix demeure en moi, comme en tous ceux qui ont eu la chance de l’entendre. Elle était porteuse du Verbe fait chair, à qui Pierre avait donné sa foi. Et elle chante aujourd’hui, c’est certain, la gloire d’un Te Deum dont nous espérons rejoindre un jour la plénitude.

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