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Cris et chuchotements
Extrait de La Télé sans écran

mots-clés: Cinéma, Art, Violence, Amour 

   Parlons d’un film, puisque la grève a fait de la télé le ciné permanent. Il est passé depuis deux semaines, et en laissant les mots monter tout seuls, je cours la chance d’être personnel… et fort incomplet.

   Car, c’est une chance : ce qu’on peut démontrer au sujet d’une œuvre d’art est toujours plus futile que les émotions qu’elle a fait naître. La mémoire garde avec piété les images que le cœur a choisies. L’œuvre qui parle ne se communique pas sans un grand déchet. Que dire de l’œuvre qui crie et qui chuchote, et qui le fait en couleurs ?

   Pourtant le langage des teintes, si souvent brouillé, est ici la clarté même. Hors du vert et du doré lors de courtes respirations dans le parc (nature qu’on évoque pour sentir seulement qu’on en est exclu), c’est blanc, rouge, noir. Cela parle tout seul de grâce, de sang, de deuil, et de leurs harmoniques sentimentales, linges sacrés pour le Corps victimal, désir flamboyant, orages de la haine. Trop cultivé pour être innocent, le peintre fait des clins d’œil à l’histoire de l’art. Faut-il vraiment se plaindre de reconnaître au passage La Tour, le Maître de la Vie de Marie, et ces descentes de croix, « Pietàs » à draperie sanglotante qui disent à jamais l’essence de la compassion ? Cette plastique admirable arrête le temps d’une œuvre composée comme un mouvement de symphonie mais qui ne marche guère malgré le métronome terrible des pendules. Blanc sur rouge, rien ne bouge.

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   Réjouissons-nous quand même de ces citations picturales qui élèvent le film à la dignité d’une parole. C’est la grandeur de l’art, et, si l’on veut, son imposture, de faire accéder l’épaisseur de l’existence à la clarté de la nomination, le terreux de la chose à la fluidité de sa musique. C’est au contraire la facilité du cinéma de pouvoir susciter les émotions de la vie elle-même, de faire battre le sang pour de vrai, d’inspirer des horreurs « comme si on y était ». Le théâtre du « Grand Guignol » s’était autrefois spécialisé dans cette exploitation. Bergman devrait en laisser les procédés au cinéma voyeur. Mais depuis « Le Silence » il ne nous épargne aucun bruit. Les crises d’asthme sont enregistrées au stéthoscope, le sang barbouille les chairs, la sueur englue les étreintes. Il rêve, c’est patent, d’un cinéma d’odeurs. Cela n’est pas beau et ne fait pas de bien. Quant à la « vérité », est-elle toute dans le spasme ? L’animale sincérité des cris et des chuchotements témoigne certes contre la bouffissure des discours prétentieux, mais je ne sais si à force de soupçonner le langage nous n’allons pas retourner en barbarie. C’est peut-être le sort que nous jette un cinéma trop fascinant.

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   Cependant la physique de la mort est moins présente ici que sa morale. Souffrance, oui, et beaucoup plus solitude. J’ai aimé le fantastique de cette larme roulant sur la joue du cadavre. Les deux sœurs de la morte n’arrivent pas à la soutenir dans l’épreuve. Seule, la bonne Anna, servante de son état métaphysique comme de son état social, portera sur ses genoux la crucifiée, comme elle l’avait assistée dans son agonie, mettant contre la joue souffrante son sein de Vierge Marie. L’ingratitude sera le juste salaire de cette âme sainte.

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   Les deux sœurs, au sens propre déconcertées, trouveront dans l’épreuve l’instant merveilleux d’une communion bien rare (un des seuls moments où se taisent les bruits pour que chante le violoncelle) ; mais si l’une est toujours à prendre, sourire et enfantine légèreté, l’autre est murée par le caractère et la vie. Et ce vase incommunicant sans cesse déborde, cherchant, mais sans savoir à dire et à entendre, à toucher un visage, à sentir une main. Dans son enfance déjà elle ne trouvait la porte que pour les brèves secondes d’une caresse sur la joue de sa mère.

 

   Autrement, façade aveugle et lisse d’une que les étrangers croiraient froide. Aujourd’hui, son mari est un monstre ordinaire, et il s’approche d’elle comme on va faire ses besoins. Elle le repousse enfin avec horreur, et c’est la scène presque insoutenable de l’auto-mutilation et du sang sur la bouche, comme si tout chemin de communication devait exhiber sur la victime la violence de celui qui 100 fois a su prendre sans jamais rien donner.

   L’âme mauriacienne restera sans secours. Il pleut sur les funérailles, et la petite sœur trop légère, tout à l’heure oiseau becquetant et effarouché, a déjà accepté de revivre ailleurs. Les carnets de la morte ont révélé une âme de sainte enfance qui portait sur tout le regard croyant de sa propre lumière. Maintenant, il fait gris.

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   Pourquoi elle ? Pourquoi justement elle pour cette mort par étouffements successifs et sauvages ? La question du pasteur confiant sa détresse à la sainte qui vient de traverser les flots (les eaux de l’angoisse ont monté jusqu’à mon cœur) est la question de Bergman lui-même, fils de pasteur, séparé de la foi par toute l’épaisseur de l’absurde souffrance, incertain pourtant, entrevoyant dans la créature torturée une incompréhensible et admirable configuration à la Passion sainte. Agnostique peut-être (mais n’est-ce pas souvent une hésitation à franchir le gouffre ?), il n’échappe pas à cet horizon de christianisme dont son film a pompé la beauté.

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   Quand tant d’autres lorgnent les femmes, lui les regarde et les aime, comme si ces êtres vibrantes portaient en elles le commencement d’un secret.

   C’est dommage que les protestants ne sachent pas dire : Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort.

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