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La Grande Illusion
Extrait de La Télé sans écran

mots-clés: Cinéma, Guerre, Art 

   Renoir fit « La Grande Illusion » (T.F.1. dimanche 11) dans sa période « politique » ; entre autres choses, il voulait outrer jusqu’à la caricature le portrait des aristocrates. (Mais un artiste, par définition, ne sait pas tout à fait ce qu’il veut). Or, Pierre Fresnay et Eric Von Stroheim campèrent, à peine composés, des personnages d’une noblesse souveraine : par eux surtout, le film a gagné ce qu’on appelle l’immortalité des chefs-d’œuvre.

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   Soyons justes, et trouvons-lui d’autres mérites. Carette y est délicieux, en titi de boulevard égaré dans les souterrains. Dalio fait un « juif-sympathique » : son immense talent comble d’humanité ce que sa définition aurait de trop scolaire, côté pédagogie sociale.

   Et les grandes scènes ne manquent pas : vous n’avez pas pu oublier, parmi les images pathétiques, le soldat anglais en combinaison aguichante, soudain raidi dans « la Marseillaise » pour célébrer la prise de Douaumont.

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   C’est drôle, au fond : le film se voulait pacifiste, et il est patriote.

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   Il voulait souligner avec « le processus historique » de dépérissement d’une classe, l’incompréhension que l’existence même des classes suscite entre les hommes ; et il aboutit à exalter, jusqu’à l’ivresse, la nostalgie du temps des seigneurs.

   Qu’est-ce que la noblesse ? C’est aujourd’hui la vraie question du film. Oui, quel est ce secret qui nous élève si haut ? Réponse simple : le détachement. Qui se détache ne colle plus à la terre. Ce principe de physique morale est aussi, vaguement, une vérité historique : les « nobles » ont souvent de la noblesse. Pourquoi eux ? C’est que l’occupation des aristocrates fut longtemps dans les armes, dont le maniement, comme on sait, est dangereux. Vivre de pair à compagnon avec la mort a dû enseigner le détachement à ces dynasties militaires. Cela met des gants blancs entre soi et ce que l’on touche. Pudeur, retrait, (qui va si bien avec une insolence distinguée), habitude de ne pas tenir à ce que l’on tient. Une sorte de chasteté, si j’ose ici ce mot incongru (qui vient de « caste »).

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   La recette n’est pas toute dans la familiarité de la mort : les périls encourus sont souvent prétexte à vanité ; on peut se saoûler grossièrement de « gloire ».

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   Mais nos héros sont deux fois détachés : ils pensent leur vie comme un bien périssable, et ils sentent que l’âge de cette seigneurie-là est lui-même en train de périr : après « la der des der », il n’y aura plus que du populo partout, la guerre ne sera plus nulle part un art de vivre.

   Leur détachement en devient immense ; ils ne sont qu’ironie douloureuse, grandeur multipliée. La lumière double tous leurs gestes d’une ombre démesurée sur le mur de la forteresse… Au sol, il y a Gabin, beau gosse anonyme ; il souffre, s’étonne (et admire), de ne pouvoir atteindre de Boëldieu. Et de Boëldieu, qui bouge encore, se lave les mains, enfile ses gants, persifle et joue de la flûte, n’est lui-même qu’un enfant devant Rauffenstein, allégorie de la grandeur pure, raidi dans sa minerve comme dans une armure de l’âme, et dont le parler même a renoncé pour toujours aux chaleurs et aux souplesses de la vie.

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   C’est l’extrême de l’humaine vertu, sa merveilleuse visibilité. Quel rapport avec l’innocence, qui n’est vue que des anges ? Nous le dirons peut-être une fois.

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