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"Papa"
Témoignage de Jean-François Gardeil

un des fils de Pierre

   Onze ans après sa disparition, l’empreinte de Pierre Gardeil sur ceux qui l’ont connu ne s’est pas estompée. Peut-être même s’est-elle approfondie.

   Les témoignages qui figurent dans ce site disent fort bien quel directeur, professeur, éveilleur fut Pierre, ce qu’il apporta à des générations d’élèves, ce que nous lui devons. Un fils peut essayer d’ajouter quelques traits de l’homme privé, du père qu’il fut, pour compléter son portrait sans manquer à la discrétion.

   Très aimant avec notre mère, plein d’entrain, inventif pour nos jeux, impatient à l’extrême, sévère comme l’époque le permettait, Papa – j’en étonnerai sans doute – était assez peu regardant sur nos résultats scolaires. Dans la grande maison de Lamarque, près de Saint-Jean où il exerçait, il invitait beaucoup à l’improviste, emplissait le salon d’élèves pour écouter des disques, sortant constamment notre mère du calme auquel elle aspirait, mais si visiblement animé par la passion éducative qu’elle n’osait guère lui en faire reproche. On me dira : nul n’osait le moindre reproche. C’était bien le problème.

   Oui, notre père était jupitérien. Il apportait à table un état d’âme aussi théâtral que sincère, et, quelle qu’elle fût, cette humeur devenait aussitôt la nôtre. Nous faisions meute. Quand il nous jugea capables de partager ses enthousiasmes littéraires, vers le dessert il bondissait vers son bureau, et, de retour avec un livre, la moindre fourchette remuée lui serait entrée sous l’ongle. Nous l’écoutions d’abord dans une terreur sacrée. Mais l’enchantement commençait, signalé par les petits hochements de tête de maman, son sourire entendu, ses yeux rêveurs. La conviction de mon père, vous la connaissiez. J’étais très souvent dépassé, mais si avide de la jubilation qu’il puisait dans les livres, et si assuré que cette manne descendrait éternellement, que la musique des mots me suffisait. Et comme un arbre petit pousse heureux à l’ombre d’un grand cèdre, je ne sentis jamais le besoin de m’affranchir de son influence. Ma sœur devait l’éprouver, elle, qui osa un jour lever des yeux exaspérés comme il commençait sa lecture. Je l’aurais tuée. Il partit dans un horrible raclement de chaise et une imprécation désespérée, tandis que maman enfuie dans la souillarde la faisait retentir d’un long gémissement, et de ces mots qui me serraient le cœur : « Vous avez fait de la peine à Papa. »

   Le lendemain il semblait avoir tout oublié, et j’en fus secrètement scandalisé.

   Cet épisode n’étonnera pas les anciens élèves qui l’ont vu, surveillant une étude où régnait un silence absolu, l’interrompre soudain pour faire une lecture, souvent précédée de l’exorde : « L’attention est la prière naturelle que l’âme adresse à la vérité. » Le temps pour les uns d’en savourer le sens, pour les autres de le saisir tout à fait, c’était le portique dressé pour son auteur du jour, qui passait parmi nous dans sa voix, un peu au-dessus de nos têtes sans doute, nous laissant attraper, comme le pompon du manège, assez de lambeaux de sens et de beauté pour en garder la confuse nostalgie et la hâte de grandir.

   C’était un passeur, dit-on souvent. Oui. Il existe une passe de rugby où l’on reçoit la balle d’un côté et, dans le mouvement, on la transmet de l’autre. Oui, il passait, comme on sème. Ce geste résume Pierre, sa mission, sa nature. Mais il préférait encore celui de Jean le Baptiste, qu’on représente toujours montrant du doigt le Christ.

   (Par humilité sans doute, il ne poussait pas le zèle jusqu’à manger des sauterelles.)

   Les incessantes allées et venues de Papa entre l’école et la maison avaient tracé un sillon dans l’herbe, aujourd’hui effacé. À midi trente, sa silhouette à travers les arbres avertissait notre mère : il fallait que le couvert fût mis quand il serait dans la cuisine, avant de gagner son bureau pour un coup de fil à donner, une lettre à finir. Était-il jovial ou préoccupé ? Le bruit de la poignée de porte, ses pas sur le carreau nous avaient prévenus.

   Papa invitait souvent pour le jour même. « Simone, ce soir nous avons les untel ! Ne fais rien, ouvre un confit… Ils vont apporter le dessert. » Le silence de Maman valait réplique. « Tu n’es jamais enthousiaste, je t’assure, c’est pénible, c’est terrible, tu ne m’aides pas ! » Le repas avait lieu, et je ne crois pas que Simone l’ait jamais regretté. Tout de même : c’est le dessert surtout qu’elle aimait préparer…

   Le ténor de Papa dominait les débats. Il s’y illustrait par une mauvaise foi éclatante sur les sujets secondaires, mais, dans les questions sérieuses, son amour de la vérité, son courage intellectuel et sa force de conviction laissaient cois les interlocuteurs. Et confortaient ses collègues et amis. Qui savent ce qu’ils lui doivent, comme il savait ce qu’il leur devait. Presque tout.

   Au fil du temps vinrent chez nous des gens de la grand-ville, et même de célèbres. On ne vit jamais mon père adoucir ses avis pour leur plaire, et par cela souvent il en fit ses amis. Comme s’il avait parlé au nom d’un plus grand que lui. Comme s’il était en mission. Vous lirez le récit que sa sœur Marie-Thérèse a recueilli sur les circonstances de sa naissance. Il lève un coin du mystère de Pierre, de sa foi, qui releva tant d’incertains, de fatigués, de troublés. « Et toi, Pierre, confirme tes frères dans la foi. » Je l’ai quelquefois entendu prononcer l’injonction, bien autrement que dans l’orgueil ; dans une tranquillité supérieure. Il faudrait d’autres mots.

   Lorsque, en créant le chœur du lycée avec Roland Fornerod, il eut la révélation de la musique baroque, c’est parce qu’il reconnut en Charpentier, en Carissimi, le sommet où l’avaient déjà entraîné Pascal et Racine ; mais abordé cette fois par une face moins abrupte, plus riante, et assez large pour y monter nombreux. En sortit la magnifique aventure chorale, qui perdure. Pierre empruntait déjà la métaphore montagnarde : « Tu vois, là-haut ? On y va. »

   L’aspect formel des fêtes le gênait, les anniversaires, Noël et ses cadeaux nombreux. Il aurait aimé y retrouver la frugalité de son enfance. « Huîtres et saucisse, c’est très bien. » « Une fois, on m’avait donné une orange. » Avec ma fratrie, on ironisait – pas trop fort. Aujourd’hui, on commence à le comprendre, devant la crèche en pâte à modeler de Maman et son berceau de noix.

   Ses défauts. Dieu sait qu’ils étaient visibles. Mais Dany, une amie carmélite, me souffle ces lignes de Jean Guitton sur le cardinal Saliège, car elles semblent irrésistiblement convenir à notre Pierre : « Pour ceux qui le connaissaient bien, ce qui était en lui limite, excès ou manque, n’avait aucune espèce d’importance. Il était tellement au-dessus de son être ! Tellement en accord d’avance avec vous sur ses défauts, que ces défauts devenaient des moyens d’action pour ses qualités. »

   Notre mère l’éveilla aux nuances ténues, au pastel, au clair-obscur, aux fleurs les plus modestes auxquelles elle prêtait des sentiments humains. Ses angoisses fréquentes humanisaient toujours plus notre père, nervuraient ses certitudes. Il finit par ne voir son bonheur qu’à travers celui de Maman, de douces promenades sans heurt et très lentes sur des terres connues, et puis une nouvelle visite à ces véroniques qui ce soir penchent la tête bien différemment, n’est-ce pas ? Timide – si – il prenait au moins garde à n’en point écraser.

   Schéhérazade des petits déjeuners, Simone retenait l’hôte de passage, son doigt traçant un chemin dans les miettes de pain grillé tandis qu’elle racontait son rêve de la nuit. Sourire de Papa surprenant ce tableau.

   Je ne voulais pas manquer à la discrétion, voilà que je le fais cependant.

   Soyez les confidents d’une dernière image. Nous étions réunis à son chevet, Geneviève, Pierre-Antoine, Jacques et moi. C’était à l’hôpital, deux jours avant sa mort. Papa déjà ne répondait plus. Nous disions le chapelet, autour de lui, debout, conscients de faire un premier adieu, le plus priant, le plus berceur possible. Il était déjà loin, pensions-nous. Comment allions-nous vivre.

   Sa main droite alors s’éleva, et nous vîmes le plus grand, le plus noble, assuré et lent signe de croix que peut faire un chrétien. Il n’en avait pourtant plus la force.

   Il est mort le 14 septembre, jour de la Croix Glorieuse.

 

   Mais j’aimerais terminer sur un sourire.

   Quelques semaines plus tard, je fis ce rêve : nous nous trouvions tous les deux dans l’arrière-cuisine de sa maison. Nous avions le même âge, autour de trente-cinq ans. Tandis que nous causions, le téléphone sonne. Il prend le combiné. « Oui, ici Pierre Gardeil !… Comment allez-vous ? » Et il engage la conversation. Je lui faisais des signes désespérés, des regards suppliants, et finis par prendre l’appareil. « Oui… non, c’est Jean-François… oui, excusez-moi, j’imite mon père… oui, c’est curieux… je suis d’accord avec vous, mais j’ai du mal à m’en empêcher… ma femme me le dit tout le temps… Excusez-moi, je vous rappelle tout à l’heure. » Je raccroche et j’implore Papa : « Mais Papa, tu ne peux plus décrocher ! Tu ne peux plus ! Tu es mort ! » Et lui, exaspéré : « Eh oui, je sais ! Je saiaiaiais ! Je n’arrive pas à m’habituer. »

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